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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/830

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donner la force matérielle qu’elle exige, sans m’investir de pouvoirs assez étendus pour l’accomplir ? » Mais ce découragement ne durait pas ; cette tâche effrayante, il la réalisa en partie, grâce à ce mélange de force et de bonté qui est le trait distinctif de son génie. Il aimait ardemment la Russie, une philanthropie chrétienne animait tous ses actes ; ce furent là ses talismans. Si les défenseurs des abus s’étaient déchaînés contre lui à Saint-Pétersbourg à l’époque où, confiant dans l’amitié du maître, il semblait assuré de la toute puissance, on devine aisément les luttes que l’ancien proscrit fut obligé de soutenir contre une armée de fonctionnaires prévaricateurs. Je lis ces mots dans une lettre qu’il écrit à sa fille au commencement de son séjour à Tobolsk : « Je n’ai pour moi que le peuple et les condamnés, tout le reste a juré ma ruine. » Le peuple et les condamnés ! voilà les amis du gouverneur de la Sibérie, et il ne craint pas de le dire avec orgueil ; n’est-ce pas là un trait qui dévoile ce grand cœur ?

Peu à peu cependant il sut rallier ce qu’il y avait de meilleur dans le camp ennemi. Ne pouvant révoquer de leurs fonctions les agens supérieurs, il en gagna un certain nombre par l’ascendant de sa pensée, il les associa à son œuvre de civilisation et d’humanité, et paralysa ainsi les efforts désespérés des autres. Son activité était prodigieuse ; deux années lui suffirent pour parcourir dans tous les sens ces immenses espaces de la Russie asiatique et porter sur tous les points la consolation et l’espérance. Ni périls ni fatigues ne l’arrêtaient : il voyageait en traîneau à travers la neige et la tempête. Voulant tout voir par lui-même, il surprenait ses agens par des apparitions soudaines au moment où on le croyait à trois ou quatre cents verstes. Son nom était dans toutes les bouches ; partout où gémissaient des opprimés, on l’invoquait comme un envoyé de la Providence. Ces bénédictions sont demeurées attachées à son souvenir, et il n’est pas de Sibérien, jeune ou vieux, pour qui le bon Spéranski ne soit un objet de vénération et d’amour. Il y a quelques années, Mme de Bagréef était en pèlerinage à Jérusalem ; elle y rencontre un Sibérien et lui demande, sans se faire connaître, si l’on se souvient encore dans son pays de l’ancien gouverneur-général. « Si l’on se souvient de lui, madame ! répond le jeune homme les larmes aux yeux ; c’est notre bienfaiteur à tous, et nos pères nous renieraient, si nous n’avions un culte pour sa mémoire. J’étais enfant à l’école de Tobolsk quand il vint assister à notre examen ; comme j’étais le premier de ma classe, il posa sa main sur ma tête et m’exhorta à toujours bien servir ma patrie, qui me donnait l’instruction à ses frais. Jamais je n’oublierai ses paroles ; jamais le son de sa voix, son sourire, son front blanchi qui rayonnait au-dessus de nous comme le front d’un saint, ne s’effaceront de mon souvenir. » Et comment les Sibériens