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Un exprès est parti, il y a déjà quarante-huit heures, avec une ardente supplique; mais si je dois faire la part des lenteurs de toutes choses en ce bienheureux pays, je dois me résoudre à attendre ici une semaine, un mois, que sais-je? Et comment tromper l’ennui des longues heures de la journée et de la nuit dans le triste réduit où un malencontreux hasard m’a déposé? Nous sommes aux chaleurs, impossible de songer à mettre le nez dehors pendant toute la journée; de plus, l’immense plaine desséchée par un soleil torride dont le bungalow est entouré est un paysage qui engage peu à la promenade. Par une déplorable fatalité, mon domestique a oublié à Calcutta la malle où se trouvaient les quelques livres favoris, aimables et fidèles compagnons d’une vie passablement errante. En guise de passe-temps, je ne puis donc qu’exécuter un cent-et-unième voyage autour de ma chambre, sans trouver, hélas! grand intérêt dans les murs blanchis à la chaux, la magna charta des bungalows publics de l’Inde, la table, le lit, le punkah, les deux chaises et le lavabo à cuvette de cuivre qui en composent le mobilier.

La cuisine de l’établissement est digne de son ameublement primitif: un poulet tué sur le coup (sudden death) et grillé, du riz, des pommes de terre, — la science des maîtres d’hôtel indiens ne va pas au-delà, comme je te l’ai déjà dit, et, je le répète, j’attendrai sans doute ainsi une semaine, un mois! Il me faudra dévorer un à un tous les exécrables emplumés qui ornent la basse-cour, et peut-être en désespoir de famine, plus malheureux mille fois qu’Ugolin, devrai-je faire festin du serviteur pain d’épices que le hasard a attaché à ma personne. J’ai déjà, à l’instar des prisonniers célèbres, entamé commerce d’amitié avec les hôtes de mes plombs, oui, mes plombs indiens. Près de la porte d’entrée, voici une énorme araignée en qui ma sagacité a découvert de profonds instincts de mélomanie; une tribu de cancrelats batifole incessamment et agréablement sur la table où je t’écris; enfin un gros rat assiste régulièrement à mes repas, et je ne doute pas qu’avec le temps je ne parvienne à établir des rapports de complète intimité avec ce quadrupède.

En un pareil désastre, que puis-je faire de mieux que répondre dans le plus grand détail à ta lettre de Damas, te donner, autant qu’il est en moi du moins, et cela sous le sceau d’un profond secret, l’explication de cet épisode de ton voyage d’Orient qui t’a trop rudement intrigué pour ne pas m’intriguer moi-même? Je te l’avoue très franchement, la rencontre faite par toi dans un monastère de Damas m’a singulièrement frappé; cent fois déjà j’en ai relu le récit, et peux sans grand effort de mémoire le reproduire ici, points et virgules compris : c’est d’ailleurs, toute flatterie à part, un fort joli morceau de littérature épistolaire.