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Alceste, Orphée et autres merveilles d’un art pathétique, grand et sublime !

Cruel !… et tu dis que tu m’aimes !

Cependant on nous a restitué Guillaume Tell comme Rossini l’avait conçu et fait exécuter sur cette même scène de l’Opéra, en 1829. Il a fallu vingt-six ans de luttes, deux révolutions politiques et l’avènement d’un grand artiste, M. Duprez, pour que la plus belle partition dramatique de ce siècle, si fécond en grands labeurs, fût à peu près comprise par le peuple trop spirituel qui l’avait vue naître. Je me rappelle qu’un jour de cette même année 1829, je rencontrai dans la rue du Bac un musicien de mérite qui venait d’assister à une répétition générale du chef-d’œuvre ; c’était un jeune compositeur allemand nourri de la lecture de Jean-Paul et des fugues de Bach, qu’il jouait à livre ouvert, et qui avait alors autant de dédain pour le génie de Rossini et l’école italienne qu’il professe aujourd’hui d’admiration. À tout péché miséricorde. — Eh bien ! lui dis-je, comment avez-vous trouvé la nouvelle œuvre du divin maestro, dont la bruyante renommée empêchait Beethoven de dormir ? — Ce diable d’homme, me répondit le naïf Allemand, a vraiment du talent ! Il y a un trio, dans le nouvel opéra, qui produira assez d’effet. Évidemment Rossini a fait des progrès.

Ce même jeune Allemand venait assez fréquemment à l’école de Choron, qui lui faisait un bon accueil. À une des leçons qui avaient lieu tous les jours à trois heures sous la présidence de notre maître, on chanta un duo fort difficile de Durante, un trio délicieux de Clari et une cantate d’Astorga,


Palpitar gia sento il core,


que j’ai là sous les yeux, et qui est un petit chef-d’œuvre de sentiment exquis. À un passage qui renferme une modulation furtive en sol bémol mineur, comme un léger nuage qui traverse une pensée de bonheur,… Choron se mit à sangloter. Les nombreux élèves présens à cette scène partagèrent l’émotion du maître, tandis que le jeune Allemand laissait errer sur ses lèvres charnues, qui accusaient la postérité d’Israël, un sourire dédaigneux qui voulait dire : « Peut-on s’émouvoir de pareilles misères ! » Choron, en voyant l’impassibilité du jeune compositeur allemand, lui dit à brûle-pourpoint : « Mon cher, vous avez dans la tête beaucoup de métaphysique et toutes les fugues de Bach ; mais vous ne savez pas encore assez de musique pour apprécier des choses d’un ordre si élevé et si simple ! Je vous donne rendez-vous dans trente ans. » Si le pauvre Choron vivait encore, il trouverait le jeune Allemand bien amendé.

La partition de Guillaume Tell est trop connue et trop bien appréciée pour que la critique ait besoin d’en signaler les beautés admirables. Qu’il nous suffise de dire qu’on l’exécute, à peu de chose près, telle que le maestro l’a conçue et qu’elle existe sous les yeux du monde. On a donc restitué au premier acte le chœur qui forme le no 3 de la partition, au second acte un autre chœur no 8 ; mais on a laissé de côté l’air de Mathilde au troisième acte : Pour notre amour, qu’on ne doit pas trop regretter. On y a rétabli aussi