Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/937

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une amie du colonel. Nous devons nous borner ; car nous n’en finirions pas, si nous voulions dire toutes les facéties auxquelles se livrent pour le quart d’heure les citoyens de l’Amérique du Nord, et nous les avons rapportées dans l’espoir de décourager les publicistes qui à l’avenir seraient tentés de chercher les limites de la liberté aux États-Unis. Cependant tout n’est pas aussi gai que de coutume dans ces effervescences populaires qui précèdent toujours une élection présidentielle, et cette fois des emblèmes de sang et de mort se sont mêlés aux bannières et aux guirlandes des manifestations publiques. Dans un meeting tenu à Newark par les abolitionistes, une jeune fille vêtue de noir tenait à la main un drapeau sur lequel était écrit en gigantesques lettres rouges le mot de Kansas. De leur côté, les démocrates ont fait à New-York la plus formidable procession aux flambeaux (torchlight procession) dont cette ville ait gardé le souvenir. Des devises menaçantes et grotesques ornaient leurs bannières, nous en citerons quelques-unes qui peuvent donner une idée de l’état où sont arrivées les passions populaires : les abolitionistes anglais ne gouverneront pas l’Amérique, allusion à des bruits de subventions fournies par le gouvernement anglais aux free-soilers du nord ; — mot d’ordre du révérend Beecher : tuez-vous les uns les autres avec des sharps’ rifles, etc.

À l’heure qu’il est, il suffit donc d’un incident quelconque, d’un engagement nouveau au Kansas, d’une violence nouvelle du sud contre les abolitionistes, de la désertion d’un seul état, moins que cela, d’une division dans la Pensylvanie, la clé de voûte de l’Union, selon la juste expression sous laquelle cet état est désigné, pour faire tourner les chances en faveur du colonel Frémont et renverser la candidature de M. Buchanan. Il faut espérer qu’il n’en sera rien ; nous n’avons aucune affection pour l’esclavage, mais nous croyons que dans l’état présent des choses une politique de statu quo à l’intérieur est celle qui peut le mieux servir les intérêts des États-Unis. L’élection du colonel Frémont ne guérirait pas l’Amérique de cette plaie sociale, elle n’abolirait pas l’esclavage dans un seul district ; en revanche, elle compromettrait gravement les intérêts de la république. Elle serait le premier triomphe de la politique sectionnelle sur la politique de compromis, qui a seule maintenu l’existence de l’Union, et qui a guidé jusqu’ici les Américains dans toutes leurs élections présidentielles.

L’ancien monde a aussi ses inquiétudes morales ; mais pour le moment, elles n’agitent plus les foules bruyantes, elles travaillent sourdement les consciences. Les causes du malaise des intelligences contemporaines, de cette sorte de langueur qui les travaille au milieu des surexcitations matérielles du monde moderne, ces causes sont aussi nombreuses que profondes. Il en est une dont la nature toute littéraire apparaît à travers cette multitude de productions indifférentes de tous les jours : les esprits ont une peine extrême à se relever, et se traînent trop souvent dans les labeurs vulgaires sans retrouver leur élan et leur vigueur, parce qu’ils semblent avoir oublié les conditions supérieures de l’art. Il y a dans les conceptions de la pensée, dans l’activité créatrice de l’imagination, dans le travail du style, des règles secrètes dont le sens s’échappe ou s’altère. Rien n’est plus commun que d’écrire aujourd’hui, rien n’est plus rare que d’écrire avec une notion exacte de ces lois qui président aux œuvres de l’intelligence,