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aujourd’hui il n’en est plus ainsi, et elle a éclipsé la candidature de M. Fillmore, mise en avant par les whigs et les know-nothing du sud, précisément afin d’éviter cette politique sectionnelle et de servir de point de ralliement entre le nord et le sud. Dans l’ouest et dans le nord, les démonstrations en faveur de Frémont se sont succédé rapidement ; sa candidature est soutenue par les journaux les plus habiles de New-York. Les démocrates ont senti le danger et ont été à leur tour prodigues de contre-démonstrations et de pamphlets. Jamais candidature n’a été débattue comme celle du colonel Frémont, et n’a donné lieu à plus de brocards, de mauvaises plaisanteries, de lettres anonymes, d’intrigues scandaleuses. Ce public de vingt-huit millions d’hommes est occupé, pour le quart d’heure, de commérages sur une seule personne. Ce ne sont pas les opinions politiques du colonel qui sont discutées, ce sont tous les actes de sa vie privée, toutes les personnes de sa famille, son père, sa mère, son beau-père, sa femme, son mariage, sa fortune, sa religion. La première question que se sont posée ses ennemis est celle-ci : son état civil est-il bien valide ? Il a été alors révélé à l’univers que le colonel Frémont, fils d’un père français émigré pendant les troubles de la révolution et d’une mère américaine, était un enfant de l’adultère et de l’amour. L’était-il aussi du hasard ? Non, car il avait été dûment légitimé après la mort du mari de sa mère. Son mariage a donné lieu à des discussions plus amusantes encore. Le colonel Frémont, qui paraît avoir hérité des talens de séduction de son père, s’est marié par inclination avec miss Jessie Benton, fille du colonel Benton du Missouri, malgré l’opposition de ce dernier. Ce mariage a-t-il été célébré par un prêtre catholique ou par un prêtre protestant ? Les deux époux étaient protestans, et cependant le mariage a été célébré par un prêtre catholique ; le colonel a été, parait-il, obligé d’en convenir lui-même. Mais un mariage entre protestans célébré par un prêtre catholique est-il valide, si l’un des deux époux n’appartient pas à cette dernière religion ? Le colonel Frémont serait-il donc catholique ? Cette dernière question est controversée depuis trois mois, et n’a pu recevoir encore une réponse satisfaisante. Les adversaires du colonel crient avec une énergie infatigable qu’il est catholique, ses amis répondent à satiété qu’il a été élevé dans l’église épiscopale ; le colonel garde un silence profond, et la question reste en suspens.

Grâce à ces discussions, le nom de mistress Frémont est devenu un cri de ralliement pour les partisans de son mari. Les jeunes abolitionistes le portent écrit sur leurs bannières, et les vaudevillistes américains le transportent sur le théâtre. On peut lire chaque jour dans les annonces des journaux américains ce titre de vaudeville sentimental qu’auraient envié Kolzebue ou les dramaturges de notre Gymnase : Jessie or the wanderer’s Return, Jessie ou le Retour du Voyageur. Nous traduisons poliment, car wanderer signifie vagabond, personne errante, et nous ne savons si ce mot s’applique au colonel ou à miss Benton. Ces aventures romanesques de M. Frémont donnent lieu dans les journaux à des plaisanteries d’un goût équivoque. Une certaine mistress Nicholls écrit en faveur de la candidature du colonel. « On devait s’y attendre, répond immédiatement un journal de New-York ; cette mistress Nicholls est cette fameuse réformatrice qui fait partie de l’association du free-love (libre amour) ; cette dame devait naturellement être