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se défaisaient les réputations. Pour le moment, l’arrivée de Lisaveta était l’événement du jour, et les commères ne savaient à quelle cause attribuer son obstination à garder la maison et à ne se montrer à personne.

— Nous qui l’avons vue naître! disait Vlassievna la meunière.

— Que voulez-vous! répliquait Sidorovna la boulangère; c’est riche maintenant, cela a passé près d’un an dans la grande ville, et ma sœur, qui y est établie, me disait, la dernière fois qu’elle était ici, qu’on se souciait fort peu à Piter[1] de nous autres gens du village : la petite est devenue fière !

Une indignation générale accueillit ces paroles. — Fière de quoi, fière de qui ? dit la grosse femme du golova (bourgmestre). Paul-le-Sévère est riche et considéré, c’est un homme de l’ancienne foi qui craint Dieu et ne ménage pas le prochain, c’est vrai; mais malgré tous ses mérites il n’est pas le seul starovère qui craigne Dieu. Et quant à la fortune, sans se vanter, on en connaît qui ont autant de ruches dans le bois et autant de barques sur la Desna[2] sans qu’ils en soient plus fiers.

— Si la veuve Varvara était ici, nous saurions bientôt à quoi nous en tenir, répliqua la boulangère. Celle-là sait, voit et entend tout.

En ce moment même, Varvara passa devant le groupe. On l’arrêta, on la questionna. — Je vais de ce pas chez le cousin Paul, répondit-elle, et vous ne serez pas longtemps à attendre des nouvelles.

Moins d’un quart d’heure après, Varvara se retrouvait au milieu du conciliabule féminin, toujours réuni sur la place. Avec ce singulier sentiment des convenances qui caractérise le peuple russe, les villageoises se taisaient, elles retenaient pour ainsi dire leurs questions, tandis que Varvara, dont l’instinct médisant brûlait de se satisfaire, ne négligeait rien pour les provoquer. — Sainte Vierge, qui l’eût dit? la fille de Paul-le-Sévère ! Qui pourra se dire préservé du péché? Mais non, je ne vous dirai rien cette fois, voisines. La pauvre Varvara sait garder un secret. Quelle honte cependant! Que dira la marraine de Lisaveta, qui passe pour une sainte? Je m’applaudis de n’avoir pas été consultée sur l’éducation de la petite. Allons, voilà le soleil qui baisse. ‘Il est temps de retourner à la cabane. Paracha, Paracha, viens çà, ma fille; viens puiser de l’eau et aider ta mère à traire sa pauvre vache. Nous n’avons pas, comme ta cousine Lisaveta, une servante pour nous aider; nous sommes pauvres, nous, mais du moins tu peux orner ta tresse de rubans, et ta mère n’a pas à rougir en t’embrassant.

  1. C’est ainsi que les paysans appellent Pétersbourg.
  2. Rivière affluente du Dnieper, et qui forme une des voies commerciales du gouvernement de Tchernisof,