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— Comment, voisine ! il serait donc vrai que la fille du Sévère porte une coiffe sur la tête sans avoir d’anneau de mariage au doigt? dit la grosse femme du bourgmestre.

— Ne m’interrogez pas, mes bonnes voisines. J’ai le cœur trop gros pour vous répondre, et d’ailleurs ces nouvelles-là ne sont pas longtemps à s’ébruiter; bientôt les moineaux en parleront sur les toits.

— La Varvara est une méchante femme, dit une des villageoises, quand la veuve se fut éloignée. Elle en a toujours voulu à Lisaveta d’être plus jolie et plus riche que sa fille. Malgré tous les bienfaits dont Paul l’a comblée, elle ne lui pardonne pas de l’avoir souvent vertement réprimandée, et cela devant témoins, sur sa mauvaise langue et ses méchans propos.

— Cependant, dit une autre paysanne, la chose est suspecte; jusqu’à ce qu’elle s’éclaircisse, il faudra nous tenir à l’écart et ordonner à nos filles de ne plus frayer avec la petite.

— Sans doute, dit la boulangère. Ma sœur, qui est établie à Piter, m’a toujours dit qu’il s’y commettait toute sorte d’abominations ; on y vend même de la viande en plein carême ! Maintenant que j’y songe, la saison des champignons approchant, elle va m’écrire pour faire ses commandes, et sans doute elle ne manquera pas de me dire pourquoi la fille de Paul est revenue seule et à pied au village.

La boulangère n’avait eu que trop raison de compter sur sa sœur. La lettre qu’elle attendait vint à l’époque ordinaire, contenant sur Lisaveta toute sorte de tristes détails, empruntés aux causeries du gostinoï-dvor. Ce fut le coup de grâce, et le malheureux père ne tarda pas à comprendre que la faute de sa fille était connue et réprouvée de tous. Dès-lors il eut soin d’éviter ces assemblées de la commune où jadis sa voix était si prépondérante[1], et quand il était sommé de s’y rendre, une irascibilité qu’il ne pouvait réprimer lui ôtait ce sang-froid, ce jugement droit et lucide pour lesquels il avait été renommé.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées déjà depuis le retour de Lisaveta à Staradoub. Un soir, le père et la fille étaient assis l’un au- près de l’autre dans le verger; ils écoutaient tristement les bruits du village, car les éclats de rire, les chants joyeux, les cris des enfans et le craquement monotone des katcheli (balançoires) parvenaient distinctement jusqu’à eux. Lisaveta demanda timidement au starovère la permission d’aller le lendemain matin voir sa marraine. — Je n’ai pas osé le faire jusqu’à présent, dit-elle en baissant les yeux, et pourtant la sainte femme a été comme une mère pour moi et m’a toujours comblée de bontés.

  1. Dans les villages des serfs de la couronne, les paysans russes s’assemblent, sous la présidence du bourgmestre, pour répartir les corvées et les contributions.