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ébats, Savelief, couché sur l’herbe, s’abandonnait à ces espérances, à ces beaux rêves que l’amour, même malheureux, ne se laisse jamais enlever. Il revoyait alors Staradoub, il revoyait Lisaveta consolée et pardonnée, lui rendant affection pour affection. On peut imaginer avec quelle émotion profonde Savelief accueillit le starovère, qui venait lui annoncer son intention de liquider son commerce et de quitter Saint-Pétersbourg pour entreprendre un voyage dont il n’indiquait pas le but. Ce but, que pouvait-il être, en dépit de mille circuits et de mille obstacles, si ce n’est la paisible habitation de Staradoub?

La recluse avait de son côté tenu fidèlement sa promesse; elle n’épargnait pas sa filleule. Tantôt Lisaveta allait au bois ramasser des broussailles ou récolter des noisettes, le kaisov (panier d’écorce d’arbre) sur le dos, tantôt il lui fallait porter de lourds fardeaux et réunir les provisions d’hiver; mais la plus rude des épreuves imposées à Lisaveta était une course de chaque jour à la fontaine du village, d’où elle rapportait l’eau nécessaire aux besoins du ménage. Elle y rencontrait les voisines, et la tante Varvara avait toujours quelque propos injurieux à lui adresser. Aussi avait-elle supplié sa marraine de la laisser aller dans la forêt puiser l’eau à une fontaine beaucoup plus rapprochée de l’isba. — Non, ma colombe, avait répondu la marraine; tu iras au puits malgré les voisines. Si Dieu permet à la tante Varvara d’aiguiser sa langue à tes dépens, c’est que tu es encore trop sensible aux traits qu’elle te décoche. Un jour viendra où tu les sentiras aussi peu que l’oiseau sent les gouttes de pluie qui tombent sur son plumage. Alors elle cessera d’elle-même de te molester.

Si c’était par calcul que la veuve mettait ainsi Lisaveta en contact avec la population du village, ce calcul était juste. En la voyant si patiente et si douce, les voisines en vinrent à se sentir émues devant cette jeunesse flétrie et laborieuse que n’éclairait aucun rayon de joie. D’abord on lui adressa un sourire, puis des paroles amicales, et un jour même Paracha lui serra la main à la dérobée en lui disant : Courage !

Un dimanche, le conclave féminin de Staradoub était comme d’habitude réuni sur la place, quand la meunière vint lui communiquer une grande nouvelle qu’elle avait reçue de Saint-Pétersbourg. Paul-le-Sévère avait vendu sa boutique du gostinoï-dvor; il était parti avec Micha et Savelief, sans qu’on sût le but de leur voyage. En même temps un riche marchand de bestiaux venait de s’établir à Staradoub, et de louer pour deux ans la maison du starovère. — Hé! hé! dit aigrement à ce propos la tante Varvara, la misère frappe à toutes les portes. — Cette réflexion maligne produisit un effet bien