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race des premiers colons qui va s’éteignant de jour en jour. Après avoir, pendant plusieurs générations, vécu dans l’opulence, ils ont vu leur fortune se fondre progressivement par l’oisiveté et l’incurie, et le dernier, le colonel Gordon, ne laisse à sa fille qu’une propriété encore considérable, mais obérée. La jeune fille, qui jamais n’eut un caprice qui ne fût pas satisfait, et qui ignore absolument la valeur et la nature de l’argent, continue de vivre sans souci du lendemain. Son père, avec sa plantation, lui a légué une propriété aussi précieuse, un esclave dans lequel il avait une entière confiance, et qu’il savait dévoué aux intérêts de sa jeune maîtresse : c’est le mulâtre Harry, un des principaux personnages de cette histoire. Comme la précédence doit appartenir au blanc, disons d’abord que le colonel a aussi laissé un fils, Tom Gordon, auquel il a eu soin de soustraire la tutelle de sa sœur. Tom Gordon est le pendant du planteur Legree de l’Oncle Tom ; c’est lui qui est chargé de personnifier tous les vices du propriétaire d’esclaves ; il est le personnage odieux du roman. Intelligent, audacieux, entreprenant, avec des qualités naturelles perverties par la licence effrénée laissée à ses passions, il est perdu par la double ivresse de la toute-puissance et des liqueurs fortes. Jaloux de sa sœur, il l’est plus encore du mulâtre Harry, auquel il a voué une inimitié mortelle.

L’auteur a voulu faire de Harry un nouvel exemple des monstrueux désordres que l’esclavage introduit dans les familles. Harry est le fils du colonel Gordon par une mulâtresse, mais naturellement il n’a aucune existence légale. Le secret de sa naissance n’est connu que de lui, bien qu’il soit soupçonné par plusieurs, surtout par Tom, dont la haine en redouble. Laissons l’auteur introduire ce troisième membre de la famille.


« Harry était le fils de son maître, et avait hérité en grande partie du caractère et de la constitution de son père, adoucis par la bonne et tendre nature de la belle mulâtresse qui était sa mère. C’est à cette circonstance qu’il avait dû de recevoir une éducation très supérieure à celle des gens de sa classe. Il avait aussi accompagné son maître comme domestique pendant un voyage en Europe, ce qui avait beaucoup étendu son cercle d’observation, et ce tact qui paraît rendre particulièrement les sangs mêlés si aptes à saisir les plus beaux côtés de la vie de convention avait été si bien exercé et développé chez lui, qu’il eût été difficile de rencontrer dans aucune société un homme plus agréable et plus comme il faut. En laissant cet homme, qui était son propre fils, dans les liens de l’esclavage, le colonel Gordon avait obéi à sa tendresse passionnée pour sa fille. « Devenu libre, se disait-il, Il trouverait beaucoup d’issues ouvertes devant lui, et alors il pourrait être tenté de laisser la plantation en d’autres mains et d’aller chercher fortune pour lui-même. » C’est pourquoi il avait résolu de le laisser lié indissolublement pour un certain nombre d’années, comptant que son attachement pour