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Nina lui rendrait cette servitude supportable. Doué de beaucoup de jugement, de fermeté et de connaissance de la nature humaine, Harry avait trouvé le moyen d’acquérir un grand ascendant sur tous les esclaves de la plantation, et soit la crainte, soit l’amitié lui avait assuré une obéissance générale… S’il n’avait pas eu une forte dose de cette prévoyance réfléchie qu’il tenait de sa filiation écossaise, il aurait pu être complètement heureux, et oublier jusqu’à l’existence des chaînes dont il ne sentait jamais le poids. C’était seulement en présence de Tom Gordon, le fils légal du colonel, qu’il retrouvait la réalité de son état d’esclave. Dès l’enfance, il y avait eu entre les deux frères une profonde inimitié, qui n’avait fait qu’augmenter avec les années, et comme à chaque fois que le jeune homme revenait à la maison Harry se trouvait exposé à des insultes et à de mauvais traitemens, auxquels sa condition sans défense l’empêchait de répondre, il avait résolu de ne jamais se marier et de ne jamais se donner une famille jusqu’à ce qu’il fût devenu le maître de sa destinée ; mais les charmes d’une jolie quarteronne française avaient triomphé des lois de la prudence. »

Cette jolie quarteronne s’appelait Lisette. Elle était l’esclave d’une créole française des environs et demeurait sur la limite des deux plantations. Les esclaves ont, comme on sait, la faculté de joindre à leur travail obligatoire un travail volontaire dont le produit leur appartient, et c’est ainsi que quelques-uns parviennent à se racheter. Harry était charpentier de son état : il avait déjà plusieurs fois amassé quelques centaines de dollars, précieuse réserve pour l’avenir ; mais plusieurs fois aussi il les avait sacrifiés pour payer les dettes que faisaient sa maîtresse et sa sœur. C’est ce qu’il venait encore de faire le jour où nous le trouvons racontant ses chagrins à sa femme. Sa maîtresse est la meilleure créature du monde, mais elle n’entend rien à l’argent ; elle revient de New-York avec une masse de mémoires à payer, et Harry ne sait comment y faire face. La terre se détériore d’année en année, et ne rend plus comme autrefois ; les esclaves suivent l’exemple de leur maîtresse, et la maison marche à l’envers. Et pourtant il faut que miss Nina mène toujours le même train, parce que l’honneur de la famille l’exige, et qu’il faut bien que les Gordon vivent comme des Gordon. C’est l’histoire de beaucoup de vieilles familles. Harry se consolerait des sacrifices qu’il fait, si sa sœur devait toujours rester sa maîtresse ; mais elle se mariera, et alors son mari devient le maître, il peut vendre Harry ou refuser de le laisser se racheter ; il n’y a point de contrat valable entre le maître et l’esclave ; l’esclave est une chose et non une personne, il n’a point d’existence civile. Quand Lisette demande à son mari pourquoi il est si dévoué à sa maîtresse, Harry lui dit :

« Lisette, je vais te dire un secret, que tu ne diras à personne. Nina Gordon est ma sœur… Oui, tu as beau ouvrir de grands yeux, dit-il en se levant involontairement, je suis le premier fils du colonel Gordon ! Je veux me donner le plaisir de le dire une fois, si ce doit être la dernière.

« — Harry, qui te l’a dit ?

« — Lui-même me l’a dit ; il me l’a dit quand il était mourant, et il m’a chargé de veiller sur elle, et je l’ai fait. Je ne l’ai jamais dit à miss Nina ; je ne le lui dirais pour rien au monde. Cela ne la ferait pas m’aimer, et cela