Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/190

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faisais, et je bénis Dieu de l’avoir fait. Je suis née l’esclave de mon propre père. Votre fier et vieux sans ? de Virginie coule dans mes veines comme dans les veines de la moitié des .créatures que vous fouettez et que vous vendez. J’ai été la femme légitime d’un homme d’honneur qui a fait ce qu’il a pu pour éluder vos lois cruelles et me rendre libre. Mes enfans étaient nés pour être libres, ils ont été élevés libres, jusqu’au jour où le fils de mon père nous a intenté un procès et nous a refaits esclaves. Les juges, les jurés l’ont aidé ; toutes vos lois, tous vos fonctionnaires l’ont aidé à ravir à la veuve et aux orphelins leurs droits. Le juge a dit que mon fils, étant un esclave, n’avait pas plus le droit de posséder que n’en a la bête de somme, et nous avons été remis entre les mains de Tom Gordon. Ce qu’est cet homme, je ne le dirai pas, cela ne peut pas s’exprimer. Au jugement dernier, Dieu le dira… Demain on devait me séparer de mes enfans. Mon fils était esclave pour la vie. Ma fille…

« Ici elle regarda l’auditoire avec une expression qui en disait plus que toutes les paroles.

« Alors je les ai laissé dire leurs prières, et pendant leur sommeil je les ai envoyés dans les pâturages célestes. On dit que j’ai fait un crime. Soit, je consens à perdre mon âme pour sauver les leurs. Je m’inquiète peu de ce qui m’arrivera ; mais eux, ils sont sauvés ! Et maintenant, mères qui m’entendez, si une seule d’entre vous, sachant ce que c’est que l’esclavage, n’eût pas fait comme moi, c’est qu’elle n’aime pas ses enfans comme j’aimais les miens… »


Selon toute apparence, Mme Stowe a dû terminer prématurément son livre. Comme si elle ne savait plus que faire de ses personnages, elle les expédie tout à coup dans l’autre monde avec une rapidité des plus commodes. C’est un véritable massacre des innocens ou un cinquième acte de mélodrame. L’invasion du choléra vient fort à propos pour enlever cette pauvre Nina, et Clayton n’arrive que pour recueillir son dernier soupir. Elle meurt sans avoir pu donner à Harry sa liberté, et Tom Gordon règne en maître. Harry n’a plus rien à ménager, et il dit à l’homme d’affaires de son frère, qui est un ancien de l’église : « Voyez-vous, c’est fini. Vingt ans de service fidèle et dévoué sont perdus ; moi, ma femme, mes enfans à naître, nous sommes les esclaves d’un misérable… Vous vous appelez des hommes religieux, et vous défendez une pareille tyrannie ! O serpens ! race de vipères ! comment comptez-vous échapper à la damnation de l’enfer ? C’est vous qui gardez les habits de ceux qui lapidaient Etienne ; vous encouragez le vol, le brigandage, l’adultère, et vous le savez. Vous êtes pires que ces misérables eux-mêmes, car ils ne prétendent point justifier leurs méfaits… Gare à vous !… Les Philistins se sont joués de Samson, ils lui ont crevé les yeux, mais un jour il a fait crouler leur temple sur leurs têtes… Gare à vous !… Le jour viendra ; la mesure sera comblée, et on vous rendra le double, c’est moi qui vous le dis… »