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Au moment où Harry parle encore, Tom paraît et le frappe à coups redoublés. L’esclave révolté terrasse son maître, saute sur un cheval, et va rejoindre Dred dans les marais. Ces marécages deviennent successivement le lieu de refuge et de Milly, et de Tiff, et de ses enfans. Ce pauvre Tiff est poussé à cette extrémité par un dernier trait de son maître, qui ramène au logis une nouvelle femme. Tiff se sauve la nuit, emportant Fanny et Tedd ; le dernier petit enfant était mort du choléra. Il appelle cela « sa fuite en Égypte. »

La fin du livre est très-inférieure au commencement, et ne paraît être qu’une suite d’articles de controverse à peine cousus les uns aux autres. Quelques chapitres sont aussi des « illustrations » de faits récens ; ainsi l’histoire de Clayton frappé à coups de canne par Tom Gordon et laissé pour mort sur la place est évidemment la répétition de ce qui s’est passé très-réellement, il y a quelques mois, dans la salle même du Congrès. Tout le monde se souvient du traitement appliqué par un jeune législateur de la Caroline au plus éloquent défenseur de l’émancipation, M. Sumner, qui a été en danger de mort et n’est pas encore rétabli. Du reste, les épisodes de Dred, comme ceux de l’Oncle Tom, ne sont généralement que des faits réels dramatisés.

Le livre, comme roman, était à peu près clos après la mort de Nina, qui avait commencé le cataclysme. Dred lui-même, blessé dans une de ses courses, revient mourir dans le marais comme un lion dans son antre ; il prend de son sang et le jette en l’air avec ces paroles d’un prophète : « O terre ! terre ! terre ! ne recouvre pas mon sang ! » et il expire en disant : « Que le Dieu de leurs pères soit juge entre nous !… » Forcé de s’expatrier par ses concitoyens, qui le poursuivent comme un perturbateur de l’ordre établi, Clayton va se fixer au Canada. Les esclaves réfugiés dans les marais parviennent à s’échapper et à s’embarquer, et nous retrouvons heureusement et comfortablement installés à New-York le bon vieux Tiff, Tiff Peyton, avec miss Fanny et Teddy, qui viennent de recueillir un héritage inespéré. Tiff a dans ses vieux jours la consolation de voir la fortune des Peyton rendue à sa primitive splendeur, et la toile tombe sur ce modèle des nègres orné d’une paire de lunettes d’or.

On voit que la composition de Dred est assez incorrecte et assez informe ; mais ce qui en rachète toutes les imperfections, c’est ce souffle d’une âme ardente et généreuse et cette sainte haine de la tyrannie qui y respirent à chaque page.


JOHN LEMOINNE.