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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/253

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Camargo ressemble à toutes les villes de ces frontières ; on les dirait bâties sur un plan unique par un seul architecte. Le digne curé, pauvrement logé dans une cabane établie sur des pieux fichés en terre et faite de planches dont les jointures étaient bouchées avec de la terre glaise, me logea du samedi au lundi. Le dimanche, j’assistai à sa messe. La musique sacrée était exécutée par une grosse caisse, un trombone, deux clarinettes et plusieurs violons ; du reste, ils faisaient de leur mieux, et cet orchestre singulier ne produisait pas un trop mauvais effet dans cette vieille et simple église. Une surprise plus grande m’était réservée. Pendant l’élévation, on se mit à jouer la Marseillaise. En un pareil lieu, en un pareil moment, le choix de l’air était bizarre. Il est vrai que dans toute l’Amérique la Marseillaise est chantée à la fureur, souvent dans les salons on m’a prié d’entonner l’hymne révolutionnaire ; peut-être même, dans l’église de Camargo, l’a-t-on joué ce jour-là en mon honneur.

Parti de Camargo le lundi avec un guide, je cheminais depuis deux heures au grand trot, quand j’entendis galoper derrière nous un grand nombre de chevaux : c’était une cinquantaine de cavaliers, hommes et femmes, en habits de fête. Ils passèrent près de nous à toute bride ; les uns poussaient des cris aigus, les autres chantaient des airs de fandango ; c’était comme une bande de fous échappés ou d’Indiens endimanchés. « Ils vont, me dit mon guide, à la noce où nous sommes invités. » J’ignorais cette invitation, mais je consentis à m’y rendre, désirant voir une noce dans un rancho. Vers dix heures du matin, nous étions arrivés. À peine étais-je installé dans une cabane dont le propriétaire était parent de mon guide, que l’on m’apporta de toutes parts des images, des médailles, des chapelets à bénir. Pour chaque bénédiction, le propriétaire de l’objet choisit un parrain et une marraine qui deviennent compadre et commadre de benedicion avec lui et le prêtre, de sorte qu’au bout d’une heure j’étais apparenté avec tout le rancho. Le Mexicain des frontières aime à multiplier ces liens spirituels ; aussi pendant ses pérégrinations est-il sûr de rencontrer dans le plus petit rancho quelque parent ou quelque ami de ses parens. Alors il ne reçoit pas précisément l’hospitalité, il la prend sans la demander, comme une chose due, et il s’installe comme chez lui. Après deux ans de ministère sur les bords du Rio-Grande, mes parens se comptaient par milliers parmi les rancheros et les citadins ; je ne reconnaissais pas toujours celui qui me saluait par ces mots : Senor compadre don Emanuelito !

À midi, on fit le repas de noce. Je regrettai bientôt la curiosité qui m’avait fait venir. À plusieurs reprises, il fallut goûter d’une sauce horrible faite de graisse de bœuf, de poivre et de piment. Cette graisse de bœuf avait un goût de suif qui me soulevait le cœur. À la