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des habitudes chéries, et presque malheureuse par trop de bonheur, l’individualité humaine se révèle dans ce pays de la façon la plus bizarre. C’est le pays des idées fixes, des dadas, des hobbies. Un homme passe sa vie à demander l’abolition des bourgs pourris, ou une réforme postale, ou l’abolition de certains droits de douane, et il trouve que c’est un emploi suffisant de l’existence. Il ne suit qu’une idée unique, idée qui n’a presque jamais rapport qu’à un fait unique ; mais il la suit jusqu’à la mort. L’Angleterre moderne est néanmoins le pays de l’individualité par excellence, le pays où le bienfait de l’individualité s’est étendu au plus grand nombre d’hommes. Certes l’individualité y est plus vigoureuse que grande, et des expressions dédaigneuses et étourdies viennent aux lèvres, quand on compare les Anglais contemporains aux anciens Italiens, par exemple, chez lesquels une vie infinie s’enfermait dans le plus étroit espace possible. Sienne, Lucques, Pise et Florence ont possédé des individualités telles que n’en possède point l’immense empire britannique ; mais en revanche, si les individualités sont moins hautes de taille, elles sont plus nombreuses. On trouverait difficilement un Anglais qui n’eût pas en tête une idée particulière à faire triompher, une invention à produire, un détail à révéler. Si leur personnalité n’est pas plus grande, n’en accusez pas, comme on l’a fait souvent avec injustice et comme Emerson l’a fait lui-même, leur génie et leur caractère ; n’en accusez que l’impuissance heureuse où ils sont de s’attaquer à quelque chose de général par suite de l’harmonie extraordinaire qui existe entre les hommes et l’état social. Leur personnalité intime est au contraire tellement forte, qu’elle se fouille sans relâche, se creuse et se tourmente jusqu’à ce qu’elle se soit trouvé une issue pour s’échapper extérieurement et se faire reconnaître.

J’arrive au dernier trait du caractère national, à la véritable pierre de touche qui donne la qualité de l’âme, — le courage. Le courage anglais m’a toujours frappé par ses allures étranges et ses préférences excentriques. Il est absolument barbare et septentrional : on dirait le courage d’hommes qui ont toujours lutté non contre des hommes, mais contre des forces naturelles. On raconte que les Gaulois, dans leurs excursions guerrières, levaient leurs épées en l’air toutes les fois qu’il tonnait : « Si le ciel s" écroule, disaient-ils, nous le soutiendrons avec nos épées. » Voilà le courage français dès l’origine ; c’est celui d’hommes qui ne se sont jamais mesuré qu’avec des hommes, et qui traitent les forces de la nature comme un ennemi humain. J’imagine au contraire que les anciens Scandinaves, lorsqu’il tonnait, essayaient non de braver le tonnerre, mais de se faire un abri solide, qu’ils ne se fiaient pas à leurs épées pour combattre l’orage, et que s’ils avaient pu dérober au dieu Thor quelques--