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Pour M. Alfred de Vigny, le pinceau de M. de Lamartine n’est pas moins capricieux. Le nouvel historien littéraire, qui veut bien descendre parmi ceux qu’il avait si cruellement condamnés, caractérise le talent de l’auteur d’Eloa en termes que les critiques ordinaires, je veux dire ceux qui ne possèdent que la puissance des impuissans, n’auraient jamais imaginés. Il le place sur un isoloir pour le préserver du coudoiement de la foule. Il fait de lui une espèce de Siméon Stylite, immobile et majestueux. Est-ce un éloge, est-ce une épigramme? J’abandonne aux critiques de nos jours le soin de se prononcer. Mais d’abord M. de Lamartine sait-il bien ce que c’est qu’un isoloir? On enseigne aux écoliers qu’un corps électrisé placé sur un isoloir est préservé de toute communication avec le réservoir commun, avec la terre que nous habitons. M. de Lamartine a-t-il pensé aux conséquences qu’on pourrait tirer de cette comparaison scientifique? En vérité je n’ose le croire, car, sans se piquer de malice, le lecteur pourrait se dire : M. Alfred de Vigny est un homme à part, tellement à part, que la foule ne prend aucun souci de sa parole, et dans ce cas l’épigramme ne serait pas d’accord avec la raison. M. de Lamartine, pour compléter le portrait, ajoute que le Moïse du poète rappelle le Moïse de Michel-Ange. Je veux croire que l’auteur a visité l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, et connaît le tombeau de Jules II; mais je m’épuise en efforts inutiles pour trouver un point de comparaison entre l’œuvre du statuaire et l’œuvre du poète. Je crains que M. de Lamartine n’ait choisi le nom de Michel-Ange au hasard comme un nom sonore qui devait embellir sa période.

Ceux qui connaissent l’histoire littéraire de notre temps se rappellent sans doute un échange d’épîtres entre M. Alfred de Musset et M. de Lamartine. L’auteur de Rolla, après avoir témoigné sa profonde et légitime admiration pour l’amant d’Elvire, laissait échapper un soupir de découragement, et le poète dont les tempes commençaient à se dépouiller traitait son jeune ami avec une sévérité paternelle. Aujourd’hui voici que l’amant d’Elvire essaie de caractériser le talent de M. Alfred de Musset comme pourrait le faire un critique étranger au commerce des muses. Il parle en prose, et nous avons le droit de le juger comme un simple prosateur; mais les hommes habitués à parler la langue des dieux s’avisent de bien des choses que les profanes ne trouveraient pas. Au témoignage de M. de Lamartine, M. Alfred de Musset applique les couleurs du Corrège sur les contours de l’Albane. C’est pour l’Albane un grand honneur, pour Corrège un sujet d’étonnement. C’est à peu près comme si l’on disait : les vers de Racine sur la pensée de Florian. Il est impossible d’imaginer un rapprochement plus imprévu. Décidément je commence à croire que la plus sûre manière de révéler sa puissance est