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LETTRE QUATRIEME
Le même au même

M…, 20 juin 1850.

La lecture en question a eu lieu, mon cher, et voici comment les choses se sont passées. Mais d’abord il faut que je t’annonce… un succès inespéré… un succès… non, ce n’est pas le mot ; enfin tu vas en juger.

J’arrivai pour le dîner. Nous étions six à table : M. Priemkof, sa fille, une gouvernante, blême et insignifiante personne, et un vieil Allemand affublé d’un petit frac marron, propret, au menton fraîchement rasé, aux traits doux et placides, au sourire édenté, exhalant une odeur de café à la chicorée, comme tous les vieux Allemands en général. On me le présenta : c’était un certain Schimmel, maître de langue allemande chez le prince X., voisin de mes hôtes. M. Schimmel est, à ce qu’il paraît, dans les bonnes grâces de Vera Nikolaïevna, et elle l’avait invité pour notre lecture. Nous dînâmes tard, et on resta longtemps à table ; puis vint la promenade. Le temps était magnifique. Il était tombé le matin une pluie mêlée de vent ; mais vers le soir tout était rentré dans le calme. Nous entrâmes tous les deux dans une prairie découverte. Un grand nuage rose s’élevait au-dessus de nous ; quelques traînées de vapeurs, légères comme de la fumée, s’y dessinaient par momens ; une petite étoile, à la lueur scintillante, se montrait et se cachait tour à tour au bord du nuage, et un peu plus loin le croissant de la lune se détachait sur l’azur rougeâtre du ciel. Je montrai ce nuage à Vera Nikolaïevna. — Oui, me dit-elle, c’est fort beau, mais voyez de ce côté-ci. — Je me retournai ; un énorme nuage d’un ton grisâtre et aux flancs bordés de rouge s’étendait comme un voile sur le soleil couchant. On eût dit un volcan dont la cime menaçait le ciel. — Nous aurons de l’orage, dit Priemkof. — Je reviens à mon sujet. J’avais oublié de t’apprendre dans ma dernière lettre que je regrettais d’avoir fait choix de Faust. Il me parut que puisqu’il s’agissait de poètes allemands, Schiller aurait été plus convenable. Je redoutais ; surtout l’effet des premières scènes dans lesquelles Gretchen ne paraît pas, le personnage de Méphistophélès ne me laissait point non plus sans inquiétude ; mais je me trouvais sous l’influence de Faust, et il m’eût été impossible de lire autre chose avec plaisir. Lorsque la nuit fut tout à fait venue, nous nous dirigeâmes vers le kiosque. Tout l’avait été préparé dès la veille. En face de la porte, devant un petit divan, se trouvait une petite table ronde couverte d’un tapis ; autour étaient rangés des fauteuils et des chaises, une lampe brûlait sur la table. Je m’assis sur le divan, et je pris le livre. Vera Nikolaïevna alla se placer