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un peu plus loin, près de la porte, dans un fauteuil. On pouvait voir distinctement, à la lueur de la lampe, Une branche d’acacia qui se balançait à l’entrée du pavillon, et de temps à autre une bouffée d’air t pénétrait. Priemkof s’assit près de moi, et l’Allemand à ses côtés. La gouvernante était restée à la maison avec l’enfant. Je prononçai un petit discours préliminaire dans lequel, rappelant l’ancienne légende du docteur Faust, j’expliquai le caractère de Méphistophélès, et donnai quelques détails sur le rôle qu’avait joué Goethe dans la littérature allemande. Je terminai en priant mes auditeurs de ne pas m’épargner les questions, si quelques passages les arrêtaient. Cela dit, je commençai à lire, sans détacher les yeux du texte. Je n’étais point à mon aise, ma voix tremblait, et j’avais des battemens de cœur. L’Allemand fut le premier qui laissa échapper une marque d’approbation, et lui seul continua à interrompre ainsi de temps en temps le silence. « Étonnant ! merveilleux ! » répétait-il sans cesse. Parfois il ajoutait : « Voilà qui est profond ! » La lecture ennuyait Priemkof, autant que je pus m’en apercevoir. Il nous avait avoué qu’il n’aimait point les vers, et d’ailleurs l’allemand ne lui était pas très familier. Vera Nikolaïevna était immobile ; je la regardai deux ou trois fois à la dérobée ; elle avait les yeux arrêtés sur moi et paraissait fort attentive. Sa figure me parut pâle. Après la première rencontre de Faust et de Gretchen, elle se pencha un peu en avant, croisa ses bras, et resta dans cette posture jusqu’à la fin. Je sentais que Priemkof devait s’ennuyer à périr, et cette pensée me refroidit un peu d’abord ; mais je finis par l’oublier entièrement, et m’animai de plus en plus… Je ne lisais que pour Vera Nikolaïevna ; une voix intérieure me disait que la lecture agissait sur elle. Lorsque j’eus fini (je passai les intermèdes et quelques parties de la nuit sur le Brocken), lorsque le cri déchirant qui termine la pièce, le cri de Marguerite appelant Heinrich, se fut échappé de mes lèvres, l’Allemand poussa une exclamation d’enthousiasme. — Dieu ! que c’est beau ! dit-il. Priemkof, qui paraissait non moins satisfait (le pauvre homme !), se leva vivement, poussa un soupir, et se mit à me remercier du plaisir que je lui avais procuré ; mais je ne lui répondis pas, je regardai Vera Nikolaïevna… J’attendais qu’elle ouvrît la bouche. Elle se leva, s’avança vers la porte d’un pas chancelant, s’y arrêta quelques instans et entra doucement dans le jardin. Je m’y précipitai ; elle avait déjà eu le temps de s’éloigner, et c’est à peine si je pouvais distinguer sa robe blanche à travers les ténèbres.

— Eh bien ! lui criai-je, n’êtes-vous point contente ?

Elle s’arrêta. — Pouvez-vous me laisser ce livre ? me répondit-elle de loin.

— Je vous le donne, Vera Nikolaïevna, si vous le désirez.