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la route à pied. Je l’avoue à ma honte, un sentiment d’inquiétude s’était emparé de moi ; j’avais peur,… mais je ne me reprochais point ma conduite. Tout en restant caché derrière les arbres, je ne quittais pas des yeux la porte du jardin ; elle ne s’ouvrait point. Le soleil disparaît entièrement, la nuit vient, le ciel se couvre d’étoiles dont l’éclat augmente de plus en plus ; mais j’attends toujours, l’impatience me dévore. Il fait complètement nuit. Je ne pus y tenir plus longtemps, et, sortant de ma retraite, je m’approchai avec précaution de la porte. Je regardai, tout était tranquille dans le jardin. J’appelai Vera a voix basse, je l’appelai une seconde, une troisième fois… Point de réponse. J’attendis encore une demi-heure, une heure entière ; la nuit était si obscure, que je ne pouvais presque plus rien distinguer autour de moi. Le désespoir me saisit ; je tirai brusquement la porte afin de l’ouvrir d’une fois, et me dirigeai sur la pointe des pieds, comme un voleur, vers la maison. Je m’arrêtai près des peupliers. Presque toutes les fenêtres de la maison étaient éclairées ; je voyais des ombres passer et repasser à tout moment dans sa chambre. Cela me surprit ; ma montre, que je consultai à la lueur des étoiles, marquait onze heures et demie. Un bruit sourd se fit entendre tout à coup de l’autre côté de la maison ; c’était un équipage qui sortait de la cour.

— Quelque voisin qui s’en retourne, pensai-je. Ayant perdu tout espoir de rencontrer Vera, je me glissai hors du jardin, et rentrai chez moi d’un pas rapide. La nuit était chaude, sombre et calme comme une nuit de septembre. Le sentiment de tristesse plutôt que de dépit auquel j’étais en proie se dissipa peu à peu, et lorsque j’arrivai à la maison, j’étais un peu fatigué de la course que je venais de faire ; mais le silence qui régnait autour de moi avait complètement calmé mon inquiétude, et j’étais presque gai. J’entrai dans ma chambre à coucher, je renvoyai Timofeï, et me jetai sur mon lit sans me déshabiller pour me livrer à mes réflexions.

Je passai d’abord en revue des souvenirs pleins de charme, mais bientôt un singulier changement s’opéra dans mes idées. Je commençai à ressentir une tristesse croissante, une inquiétude mystérieuse. Je ne pouvais m’en expliquer la cause, mais j’éprouvais la sombre agitation que donne parfois le pressentiment d’un grand malheur ; il me semblait qu’une personne dont l’affection m’était précieuse souffrait et m’appelait auprès d’elle. La flamme de la bougie qui brûlait auprès de moi était courte et immobile ; les battemens de ma pendule étaient lents et réguliers. J’appuyai ma tête sur ma main, et je plongeai mes regards au milieu du demi-jour qui régnait dans ma chambre solitaire. Je pensai à Vera, et une subite défaillance envahit mon cœur ; toutes les circonstances qui m’avaient réjoui me parurent, comme elles l’étaient effectivement, des événemens