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funestes, un abîme de malheurs sans issue. Cet état de malaise augmentant de plus en plus, je me redressai, et en ce moment je crus entendre de nouveau une voix suppliante qui m’appelait… Je levai la tête en frémissant. Oui, je ne m’étais pas trompé ; un cri plaintif se faisait entendre dans le lointain, et, s’étant rapproché peu à peu, il me parut errer derrière les vitres obscures de la chambre. L’effroi me saisit ; je sautai de mon lit et ouvris la fenêtre. Le gémissement que j’avais distingué pénétra dans la chambre, et je crus l’entendre voltiger au-dessus de ma tête. La peur m’avait glacé ; je prêtai une oreille attentive. Était-ce une orfraie ou tout autre oiseau de nuit qui avait jeté ce cri lugubre ? Je ne pouvais m’en rendre compte, mais j’y répondis involontairement : — Vera ! Vera ! m’écriai-je, est-ce toi qui m’appelles ?

Mon domestique Timofeï parut devant moi, stupéfait et à moitié endormi. Sa présence me rappela à moi ; je bus un verre d’eau et passai dans la chambre voisine, mais c’est en vain que j’essayai d’y dormir. Mon cœur battait, et ses battemens me tenaient éveillé. D’ailleurs toute idée de bonheur avait fui ; je n’osai même plus m’abandonner aux doux rêves que je formais la veille.

Le lendemain, à l’heure du dîner, je montai en voiture pour me rendre chez Priemkof. Il vint à ma rencontre d’un air inquiet. — Ma femme est malade, me dit-il ; elle est couchée ; j’ai été obligé d’envoyer chercher le docteur hier soir.

— Qu’éprouve-t-elle ?

— Je n’y comprends vraiment rien. Hier soir, elle avait voulu faire une promenade dans le jardin ; mais elle était rentrée presque aussitôt hors d’elle-même et toute tremblante. Sa camériste vint me chercher. J’entrai dans sa chambre et lui demandai : « Qu’as-tu donc ? » Au lieu de me répondre, elle se coucha, et pendant la nuit elle se mit à délirer. Dieu sait ce qu’elle raconta. Elle parla de vous. La femme de chambre m’a rapporté des choses singulières : elle prétend que Verotchka a vu l’ombre de sa mère dans le jardin, et que celle-ci s’était avancée vers elle les bras ouverts.

Tu devines ce que je dus éprouver pendant que Priemkof me parlait ainsi.

— Tout cela, reprit-il, ce sont, bien entendu, des sottises. Cependant je dois avouer qu’il est déjà arrivé à ma femme des choses vraiment extraordinaires en ce genre.

— Pensez-vous que Vera Nikolaïevna soit sérieusement malade ?

— Mais oui, elle est indisposée ; la nuit a été mauvaise ; maintenant elle est dans un état d’insensibilité complète.

— Qu’a dit le docteur ?

— Il m’a dit que la nature de la maladie ne s’était pas encore déclarée…