les disciples des grands philosophes ou des grands réformateurs, ont recueilli pieusement toutes les paroles tombées de la bouche du maître, et raconté avec scrupule, pour l’instruction des races futures, toutes les singularités et les boutades de sa vie intime. On dirait la légende d’un héros ou l’apothéose d’un demi-dieu. L’auteur des Contes drolatiques n’est pas seulement un grand écrivain et un profond philosophe ; c’est un grand homme et un grand citoyen ; celui-ci l’appelle un colosse, celui-là un océan, un troisième vénère en lui le Christ de l’art ; pour les plus modestes, c’est tout au moins un génie sublime qui a jeté sur le monde des lueurs magnifiques, et il n’est permis de s’approcher de lui que pour brûler l’encens aux pieds de sa statue, déjà placée dans le panthéon de nos gloires nationales.
Nous osons ne point nous incliner devant l’idole, nous nous permettons même de trouver ce fétichisme un peu étrange et un peu ridicule, et ce sont nos raisons que nous voulons essayer de déduire ici. Ce qui a été raconté par des amitiés pieuses, par de respectables affections, de la vie privée, des qualités de cœur, des vertus de famille de M. de Balzac, nous n’ayons pas besoin de dire que nous ne songeons ni à le contester ni a le discuter : cela n’est point du domaine de là critique ni de l’histoire littéraire. Cependant, si l’homme privé échappe à la discussion, l’homme de lettres lui appartient : non-seulement l’œuvre, mais la vie littéraire de l’écrivain tombent sous la juridiction de l’histoire ; elle a le droit d’apprécier les tendances et la moralité de l’une aussi bien que de juger la valeur esthétique de l’autre.
Le public sans nul doute ne partage point tout cet enthousiasme posthume dont nous avons été témoins : il ne prend pas au pied de la lettre les éloges dithyrambiques qui ont été prodigués aux œuvres de M. de Balzac, et pourtant, à notre avis, l’opinion du monde est encore trop indulgente dans le jugement qu’elle en porte. Il semble qu’il y ait comme une sorte de préjugé favorable qui couvre cet écrivain et, dans beaucoup d’esprits, protège sa mémoire. Pour la masse du public, il est toujours resté l’auteur d’Eugénie Grandet et des Scènes de la vie privée, c’est-à-dire le peintre de mœurs piquant, profond, original. Merveilleux privilège du talent ! on ne se souvient que de ce qu’il a consacré ; on aime à se figurer toujours l’écrivain dans ce lointain glorieux, et à se persuader qu’il n’est guère sorti que par hasard et à la dérobée de ce domaine qui fut son heureuse conquête. Il y a là, en ce qui touche M. de Balzac, une singulière illusion. Par malheur pour lui et pour nous, le peintre des Scènes de la vie privée n’a pas su se renfermer dans le genre charmant où il excellait ; il a tenté toutes les voies hasardeuses où s’est égaré le