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de jugement. Non-seulement la rectitude d’idées, le discernement du vrai, mais le bon sens, le sens du réel, lui manquaient. Crédule autant que présomptueux, dupe de lui-même aussi facilement que des autres, parfois presque superstitieux comme le sont beaucoup de sceptiques, il s’engouait des plus absurdes chimères. Ses propres idées suffisaient à l’enivrer ; sa propre parole finissait par l’éblouir, par le fasciner, et sous l’influence de cette exaltation factice, qui gagnait ses auditeurs, il allait jusqu’aux limites de la folie. Ce sont ses amis qui nous le racontent : « Bien souvent, a dit de lui un homme d’esprit qui l’a intimement connu, bien souvent, au bout de ses projets ou plutôt de ses rêves, il semblait être devenu fou, et ceux qui l’écoutaient complètement imbéciles. »

Comme il arrive aux esprits faux doués d’une imagination ardente, il prenait volontiers le bizarre pour le beau, l’extraordinaire pour le grand, le monstrueux pour le poétique, — se passionnant par exemple pour Vidocq, qu’il invitait à sa table, qu’il admirait, qu’il appelait « un Napoléon couché sous sa colonne, » et dont il a reproduit avec amour la figure et l’argot dans son ignoble Vautrin. On cite de lui mille traits d’une bizarrerie qui accuse autant le manque de sens que l’originalité : tantôt c’est un ami qu’il réveille au milieu de la nuit pour lui proposer d’aller vendre au Grand-Mogol certaine bague verte qui vaut des millions ; tantôt c’est un jeune écrivain à qui il offre un ministère pour prix de son concours à un journal qu’il cherchait à fonder ; un autre jour, il s’en va de grand matin trouver le directeur d’une Revue pour lui exposer sérieusement qu’avec 50,000 francs pour acheter le Figaro et un journal légitimiste d’alors, ils peuvent conquérir la France en trois mois !

Cette bizarrerie, poussée jusqu’à la déraison, rendait la conversation de M. de Balzac fatigante même pour ses meilleurs amis. Son esprit, épuisé par une production forcée, échauffé par un travail excessif et par l’abus du café, en proie à une sorte d’excitation fiévreuse et dévorante, s’abandonnait à des débauches de parole incroyables et y déversait à flots troubles le trop-plein de ses rêveries. Là s’étalaient librement sa vanité phénoménale, son outrecuidance naïve, son égoïsme candide. Là aussi il se laissait aller à son goût pour les propos décolletés : son langage en effet était quelquefois d’une grossièreté à révolter les moins pudiques. Ses théories morales portaient l’empreinte du même cynisme : sceptique en matière de devoir, il ne croyait pas plus à la vertu des hommes qu’à celle des femmes, et professait pour l’espèce humaine le plus affligeant mépris, ce qui ne l’empêchait pas d’afficher dans ses livres des opinions religieuses très arrêtées, et de concourir pour le prix Monthyon[1].

  1. Il présenta à l’Académie française son Médecin de campagne pour le prix décerné aux ouvrages utiles aux mœurs.