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royautés littéraires, ils se tenaient vraiment pour les rois de l’époque ; nous étions sous le règne du génie, et non content de régner, le génie aspirait à gouverner. Quoi de plus juste ? Universel par essence, n’implique-t-il pas nécessairement toutes les aptitudes et toutes les supériorités ? Ce fut le temps où tout homme de lettres se crut un homme d’état, où tout romancier voulut être député et ministre. M. de Balzac eut au plus haut degré toutes ces prétentions, et ne contribua pas peu à les répandre dans le monde littéraire.

Il reste à traiter une dernière question : quelle action l’auteur de la Comédie humaine a-t-il eue sur les idées et les mœurs de son temps ? Quels sentimens, quels instincts a-t-il répandus et développés dans les jeunes générations ? Cette question est la plus grave de toutes. Nous ne sommes pas de ceux qui tiennent la littérature pour un pur jeu d’esprit : comme toute manifestation élevée de la pensée humaine, elle pèse de son poids, et ce poids est énorme, dans les destinées des sociétés, surtout des sociétés modernes. Entre tous les genres littéraires, le roman et le théâtre sont ceux qui ont sur les esprits l’action la plus énergique : ils ébranlent profondément les imaginations ; ils parlent le plus persuasif de tous les langages, celui de la passion ; ils insinuent les idées sous le voile de la fiction, et savent orner le sophisme et le paradoxe des charmes de la poésie. En France plus qu’en aucun pays du monde, cette influence est grande, et de nos jours des circonstances particulières, une publicité illimitée, l’invention du roman-feuilleton, puis je ne sais quelle surexcitation des esprits, je ne sais quelle avidité étrange d’émotions factices ont singulièrement contribué à en accroître les effets.

M. de Balzac a tenu dans cette littérature une place considérable, et par le nombre et par la popularité de ses écrits. Pour n’avoir pas, autant que certains autres, le caractère dogmatique et le ton de la prédication, ses romans n’en ont pas moins exercé une influence très réelle. Un roman n’agit pas tant sur les esprits par les mauvaises maximes qu’il peut contenir que par les mauvais sentimens qu’il inspire et par les fausses idées qu’il suggère. Dans les romans de M. de Balzac, il semble qu’on respire partout un air vicié, chargé d’émanations nauséabondes et de miasmes délétères. On y trouve, non la satire, mais la peinture complaisante du vice. Or autant la satire est salutaire, autant est pernicieux à la longue le spectacle habituel du mal ; comme le bien, le mal a sa contagion : à force de le voir revêtu d’intérêt ou de poésie, associé à des idées de force ou de grandeur, on devient, malgré qu’on en ait, plus indulgent pour lui.

Le matérialisme, le scepticisme que nous avons signalés chez M. de Balzac sont bien moins dans ses livres à l’état de doctrines qu’à l’état de tendances : c’est l’esprit général de l’œuvre. L’âme n’est