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pas niée, mais le corps est déifié ; la loi morale n’est pas attaquée, mais l’égoïsme est érigé en règle de conduite et en sagesse pratique ; la liberté morale n’est pas mise en doute, mais la passion est la seule force qui soit reconnue dans l’homme. En un mot, si le sensualisme n’est pas prêché ouvertement, il fait le fond de toutes les idées et de tous les sentimens. Quelquefois aussi, par un raffinement propre à notre époque, il affecte je ne sais quel caractère de religiosité nébuleuse, et voile sous des extases d’amour platonique ses impuretés et ses exaltations sensuelles. C’est ainsi que tantôt, masqué de mysticité, il essaie de séduire les esprits plus délicats, et que tantôt, formulé en égoïsme pratique, revêtu de ce scepticisme moqueur qu’on prend volontiers en France pour de la supériorité, il s’adresse aux esprits froids et légers, surtout à ces jeunes gens blasés qui, médisant de la vie avant d’avoir vécu, des hommes avant de les connaître, trouvent commode cette morale du calcul et du plaisir, et croient être profonds en niant la vertu et en raillant l’enthousiasme.

Le matérialisme et le scepticisme sont les deux grandes maladies morales de notre siècle ; seulement ils ont aujourd’hui un caractère particulier et nouveau. Ce ne sont plus des systèmes comme au siècle dernier, ce sont plutôt des dispositions morales : du domaine de l’abstraction, ils ont passé dans le domaine des faits. Nous sommes sceptiques par lâcheté de cœur et paresse d’esprit bien plus que par conviction raisonnée. Nous sommes matérialistes ou sensualistes par goût, par tempérament, par habitude, bien plus que par opinion philosophique. Or c’est précisément par ce côté pratique, c’est par l’application bien plus que par la théorie, c’est par la morale mondaine plus que par les idées philosophiques, que les livres de M. de Balzac ont propagé et accru ces deux maladies endémiques de notre société.

Possédé lui-même de l’amour effréné de la richesse et de toutes les jouissances qu’elle procure, il a employé son talent à chatouiller en nous les appétits sensuels, à surexciter les convoitises grossières. Tout ce qui est sorti de sa plume peut se résumer ainsi : l’or pour dieu, l’intérêt pour loi, les sens pour religion, le plaisir pour culte. Ses types de prédilection, modèles qu’il semble offrir à tous les jeunes gens, les Rastignac, les de Marsay, les de Trailles, les Vandenesse, les Lucien de Rubempré, ce sont des hommes qui n’ont pas d’autre foi, n’expriment pas d’autres idées, ne pratiquent pas d’autres principes. Ils sont atteints d’une autre maladie encore, qui était celle du romancier et qu’on retrouve chez tous les enfans de son imagination : c’est une présomption, une outrecuidance sans bornes. Résoudre intrépidement les questions les plus graves, prodiguer aux opinions reçues, aux sentimens respectés le sarcasme et le