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n’aime pas beaucoup à observer, quoique bien des gens lui disent sans cesse d’un air fin : « Voilà qui est curieux pour un écrivain comme vous, » Claresford se sentait déjà sous le poids d’un ennui formidable, quand Osman-Pacha fit son entrée avec Aïsha Rosa.

Aucune femme de ce livre merveilleux aussi bien par mille éblouissantes féeries que par maintes délicatesses secrètes du cœur, aucune héroïne des Mille et Une Nuits ne montra jamais, en levant son voile, autant de perfection qu’en montrait ce soir-là Aïsha Rosa, en traversant à visage découvert le salon de Mme Frazzini. Avec sa pâleur rayonnante, son teint de rose blanche éclairée par une lumière d’étoile, c’était une véritable apparition échappée d’un monde occulte et splendide. Ainsi pouvait être cette haute et mystérieuse dame que nous connaissons sous le nom de la lune, quand elle courait autrefois sur les gazons à la recherche de son berger.

— En vérité, dit Claresford à Strezza, voilà une étrange créature, et lui être présenté me semble aussi bizarre que d’être présenté à une fleur, à un diamant, à une gazelle, à un tableau, à quelque chose enfin d’une autre espèce que nous. J’ai envie d’aller tout simplement m’asseoir à ses côtés sans lui rien dire.

— Point du tout, repartit Strezza ; ce sont manières qui ne valent rien avec les Orientaux de ce temps-ci, qu’on ne saurait trop traiter, si on veut sur-le-champ les conquérir, avec les procédés civilisés. Je vais présenter lord Hugues Claresford à Osman-Pacha, puis à Mlle Aïsha Rosa.

Ce qui fut dit fut fait, et, cette formalité remplie, Hugues se trouva installé auprès de la houri. Cette houri était chrétienne, je vous l’ai dit au commencement de ce récit. Il faut que vous appreniez en peu de mots de quelle manière notre religion avait fait cette charmante conquête. Pendant un de ses séjours en France, Osman-Pacha avait connu une vieille Irlandaise, beaucoup plus riche à elle seule assurément que la moitié de ses compatriotes réunis. Lady O’Penny se prit de passion pour Aïsha, dont la mère était morte, et qui avait à peine cinq ou six ans. Elle pria Osman de lui abandonner cette enfant, disant qu’Aïsha deviendrait sa fille. Le philosophe ottoman fit peu de résistance, et la petite Turque fut bientôt une des curiosités d’un des salons européens les plus encombrés d’excentricités de toute nature : maestri célèbres, anciennes beautés et vieux savans. Par malheur, il arriva que lady O’Penny, qui aimait, en vieille admiratrice d’Ossian, à être toujours enveloppée de gazes, s’embrasa un soir où d’aventure elle se trouvait seule dans son salon, au coin de son feu, après le départ de ses hôtes habituels. Quand on vint à son secours, il était trop tard ; la pauvre femme appartenait à un monde meilleur, ou tout au moins à un autre monde ; elle