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durant cinquante années, et tous les souvenirs mêlés de tristesse et de joie qui s’y rattachent ! C’est comme si j’enterrais vivante la meilleure partie de moi-même. — Puis, se redressant tout à coup, il dit à haute voix : — Voyons, Gretchen, un peu de raison. On dit que le pays là-bas est magnifique ; pour peu d’argent, on achète des terres tant qu’on en veut. Ah ! là on est à l’aise, on a où s’ébattre.

Mais Gretchen ne l’écoutait pas. Arrêtée devant un poirier chargé de fleurs plus blanches que la neige, elle murmurait à demi-voix :

— Petit arbre que j’ai soigné de mes mains, je ne te verrai donc plus fleurir ; je ne verrai plus le chardonneret nicher dans ta tige, je ne tendrai plus la main pour recevoir ton beau fruit mûr à l’automne.

Son père l’avait entendue ; lui aussi il avait le cœur gros, et quand leurs regards se rencontrèrent, ils fondirent en larmes.

— Viens, ma Gretchen, viens dans les bras de ton vieux père, et pleure tout à ton aise, mon enfant. Ah ! j’aurais eu mauvaise idée de toi, si tu avais pu dire adieu à tout ceci sans verser une larme. Hélas ! la vie est pleine de choses que nous abandonnerons avec des pleurs, et pleine aussi de choses que nous accueillerons avec le sourire de l’espérance ! Dans tout le pays, on estimait le vieux Walther pour sa probité et pour la droiture de son esprit. Discret et prudent, il n’aimait point à se mêler des affaires des autres ; encore moins aimait-il à conter les siennes. Un riche voisin, qui avait la passion d’agrandir ses propriétés, traita avec lui de la vente de son petit domaine, et quoique cette transaction se fît à l’amiable, le bruit se répandit bientôt dans la contrée que Walther et Margaret allaient partir. Comme Gretchen était jolie, les jeunes filles n’en furent pas fâchées, et les jeunes gens la regardèrent avec des yeux de regret qui faisaient dire aux anciens : Son départ fera couler plus d’une larme.

Un jour que Walther, accompagné de Gretchen, revenait au village, Ludolph le mécanicien l’arrêta sans façon au milieu du chemin : — Eh bien ! monsieur Walther, vous avez reçu une lettre d’Amérique, et moi aussi. Vous partez, et moi j’en fais autant. On dit qu’il y a de l’argent à gagner là-bas : ma foi, je ne vois pas pourquoi je n’irais pas faire fortune en Amérique comme tant d’autres.

— Je vous souhaite bonne chance, répliqua le vieillard.

— La seule chose qui m’ennuyait, continua Ludolph, c’était de faire la traversée tout seul. Puisque vous devez vous embarquer bientôt, je prends passage sur le même navire que vous. Laissez faire, mademoiselle Margaret, j’aurai soin de vous et de votre père. Je connais les navires, moi ; j’ai travaillé sur les ports de mer ; j’ai même fait une fois plus de trois lieues sur la pleine mer par un temps