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sujet de terreur. J’apprécie hautement les avantages que je pourrais gagner dans une société capable de me fournir un moyen d’observations étendues, mais je frémis à la pensée des détresses morales et des fatigues physiques dont je devrais payer ce privilège. » Lorsque le malheur réel cesse d’accabler Charlotte, il y a toujours quelque fantôme qui vient s’interposer entre elle et le bonheur, quelque vaine terreur qui la rend muette, quelque invisible harpie qui souille son plaisir.

Charlotte portait cette sensibilité maladive dans toutes les relations de la vie. L’incident le plus simple, le malentendu le plus facilement explicable, suffisent pour exciter ses nerfs affaiblis. Elle forge des chimères et invente des suppositions ; des craintes inexplicables et qui tiennent de la monomanie l’arrêtent court et lui font rebrousser chemin. Mistress Gaskell cite de nombreux exemples de cette affection maladive que les Anglais appellent nervousness, et pour laquelle nous n’avons pas d’expression convenable. Un soir, dans une maison où elle avait été invitée, deux sœurs chantèrent au piano plusieurs chansons écossaises dont le sentiment émut vivement miss Brontë. Sous le coup de l’émotion, sa timidité disparut : elle traversa le salon et demanda à entendre encore ces chansons. Les deux sœurs crurent lui faire plaisir en la priant de venir les voir le lendemain : alors elles lui en chanteraient autant qu’elle voudrait. Miss Brontë promit toute joyeuse, et le lendemain elle se mit en route avec Mme Gaskell pour aller au rendez-vous ; mais lorsqu’elle fut arrivée devant la maison, son courage l’abandonna. Après avoir longtemps essayé de dissiper ces inexplicables terreurs, Mme Gaskell fut obligée d’entrer et d’excuser de son mieux l’absence de miss Brontë. Lorsque Villette parut, les éditeurs envoyèrent à Haworth l’argent stipulé entre eux et l’auteur, sans songer à accompagner cet envoi d’une lettre. Charlotte fit immédiatement toute sorte de suppositions : elle avait probablement blessé ses éditeurs ; peut-être n’avaient-ils pas été contens de sa dernière œuvre. Bref, le lendemain, elle allait se mettre en route pour éclaircir ce mystère, enfanté par son imagination, lorsque arriva la lettre en retard. Si par hasard ses terreurs avaient le plus léger fondement, c’était bien pis : elle exagérait cet atome de réalité ; une insinuation devenait une accusation, un mot léger ou irréfléchi prenait des proportions énormes. Une des choses, qui la tourmentèrent le plus pendant son séjour en Belgique était la conjecture de certains habitans d’Haworth, que le futur mari de Charlotte se trouvait sur le continent. Dans un salon de Londres, un écrivain lui ayant dit, sans y trop réfléchir : « Vous savez, miss Brontë, vous et moi nous avons publié de mauvais livres, » Charlotte, qui avait été fort étonnée de l’accusation d’immoralité qu’on avait portée sur ses romans, retourna en tous sens cette parole, et enfin, accablée