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de mauvaise humeur. Elle lit le Leader, et elle n’est pas étonnée des doctrines qu’il soutient ; bien plus, elle trouve quelque chose à louer dans ce journal, dont les opinions sont si différentes de celles qu’elle professait. « Il me semble que c’est un journal fait sur un plan tout nouveau, » dit-elle ; très nouveau en effet, mais dans un autre sens. Du reste, elle ne met jamais en avant ses croyances, et ne se crée jamais d’adversaires dans les personnes avec lesquelles elle entre en relation. Elle parle et agit en tout comme une personne qui a des opinions faites, que la polémique ne modifiera pas. Il est singulier que cette femme, dont les livres ont soulevé tant d’accusations de socialisme et de démocratie, soit précisément le moins socialiste et le moins démocrate de tous les écrivains anglais contemporains. Elle était encore tory comme autrefois, mais à mesure qu’elle vieillissait, la politique ne lui inspirait plus le même intérêt. De nouvelles opinions, de nouvelles idées s’étaient produites, qui n’étaient plus celles de son enfance. Le vieux torysme anglican, dans lequel elle avait été élevée, n’est plus, et les nouveaux tories ne l’intéressent pas beaucoup. « Je m’amuse beaucoup de l’intérêt que vous prenez à la politique, écrit-elle en mars 1852. Tous les ministères et toutes les oppositions me semblent se valoir. Disraeli était factieux comme chef de l’opposition ; lord John Russell s’apprête à être factieux maintenant qu’il marche dans les souliers de Disraeli. La charité chrétienne et l’esprit chrétien de lord Derby valent bien trois demi-pence. » L’école de Manchester lui inspire une certaine répulsion. « Dieu garde l’Angleterre, écrit-elle quelque part, de devenir jamais une nation boutiquière ! » Deux fois pourtant elle semble se réveiller ; la mort du duc de Wellington, son héros d’enfance, remue tout ce qui reste d’enthousiasme politique en elle. Lorsque la guerre de Crimée éclate, le petit presbytère d’Haworth s’anime un peu. M. Brontë prend intérêt aux événemens comme aux beaux jours d’autrefois, et Charlotte sympathise avec les opinions de son père. « Le tsar, la guerre, l’alliance entre la France et l’Angleterre, dans toutes ces choses il se jette cœur et âme ; elles semblent le ramener à ses jours de jeunesse, et renouveler l’émotion des dernières grandes luttes européennes. Je n’ai pas besoin de vous dire que les sympathies de mon père et les miennes sont du côté de la justice et de l’Europe contre la tyrannie et la Russie. » Charlotte se flatte un peu, ses sympathies sont surtout du côté de l’Angleterre ; quant à l’Europe, elle est loin de l’aimer, et en tout cas elle choisit parmi les nations du continent, elle a des préférences. Nous avons vu ce qu’elle pensait des Belges et du continent en général. À notre endroit, elle partage toutes les vieilles haines de l’Angleterre. Lorsque éclate la révolution de février, cette haine parle un langage significatif. « Je prie ardemment Dieu que l’Angleterre soit préservée de l’anarchie