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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/459

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lèvres, tu agites les muscles de cette face sans attraits ; oui, un observateur exercé pourra te reconnaître telle que tu es, curieuse, enthousiaste, sympathique, et pourquoi désespérerais-tu de rencontrer ce sagace observateur ? Oui, il est possible de le rencontrer ; mais dans quelles conditions ? Qui sera-t-il et quel pourrait bien être son caractère ? Cherchons un peu et imaginons : incontestablement ce ne sera pas un mondain ordinaire, un de ces hommes qui s’arrêtent aux surfaces ; jamais non plus tu ne te révéleras à ces hommes que fascine l’éclat de la beauté charnelle. Les beaux amoureux te seront à jamais interdits, et ce n’est point eux que tu désires, car, grâce à la laideur de ton enveloppe, tu as compris par expérience l’égoïsme propre à la beauté, qui cherche avant tout ce qui lui est semblable. La beauté recherche la beauté ; il ne sera donc pas beau. Il ne peut pas être affairé non plus, car il faut du temps pour te reconnaître ; tu as si peu d’attractions extérieures ! Il devra donc avoir du loisir, et il faut aussi qu’il ait de l’expérience. Il me semble maintenant que je le vois ; c’est cet homme singulier, au visage irrégulier et puissant, qui court au galop de son cheval vers la porte de ce vieux château, tout pareil à un centaure qui marche vers son antre. Il a toutes les qualités requises pour te reconnaître et t’aimer. Oh ! l’aimable monstre ! Comme il est fatigué de la beauté vulgaire ! comme il est las des perfidies féminines et de la plate avidité des hommes ! Il a longtemps parcouru le monde, il a acquis à ses dépens beaucoup d’expérience, il a dépensé son âme en maint endroit, sans parvenir cependant à l’épuiser. Il faut qu’il en soit ainsi. Où serait le bénéfice de l’expérience, si elle ne pouvait s’acheter que par la sécheresse de l’âme ? Non, non, son âme, comme un fécond soleil, a jeté au hasard ses flammes sans se tarir. Un tel homme te reconnaîtra peut-être, si tu te places sur son passage. Oui, à toutes les beautés de la terre, Edouard Rochester préférera l’ardeur de tes accens ; aux plus rians mensonges, il préférera ton humble sincérité, car cet homme, qui n’a plus d’illusions, est dominé encore par l’impérieux besoin d’aimer. Tu es un lieu de repos convenable, ma pauvre âme, pour un noble esprit fatigué et aspirant aux fraîcheurs de la tendresse ! Je vois bien encore une autre nature d’homme qui te reconnaîtra et qui ne se laissera pas abuser par les apparences. Ce jeune clergyman austère et despotique, inquiet et ardent, ce Saint-John Rivers, saura bien reconnaître tes grandes qualités, ta capacité de souffrir, ton énergie, ton humilité ; oui, mais il est à craindre qu’il ne veuille pas apercevoir ta fierté. Prends garde, éloigne-toi de lui ; un pas encore, et tu pourrais tomber en son pouvoir, car tu es dévouée autant qu’ardente, et tu es austère autant que passionnée. Sa volonté intraitable te fascine, et tu vas succomber malgré