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ponts et chaussées, créé antérieurement aux intendances, ces fonctionnaires arrêtaient les plans et devis de tous les travaux publics ; ils cumulaient avec ces attributions celles de directeurs des contributions, et leur omnipotence ne tarda pas à devenir si complète en matière d’impôts, que lorsqu’un arrêt du conseil avait fixé la part contributive de chaque généralité, les intendans et leurs subdélégués en répartissaient le montant sans contrôle entre les diverses paroisses, ne laissant que des attributions purement nominales aux anciens élus et trésoriers de France, possesseurs de vieux titres achetés à prix d’argent. Les mêmes fonctionnaires faisaient percevoir les taules par des collecteurs, et on admettrait difficilement comme des réalités historiques les procédés de ces agens subalternes sans le témoignage d’un contemporain chez lequel la clairvoyance d’un véritable génie était à la hauteur du plus rare courage[1].

Cette création de Richelieu fut certainement le plus fécond de ses actes en conséquences imprévues. Dépositaires de fonctions non achetées et toujours révocables, qu’ils n’exerçaient d’ordinaire que durant très peu d’années dans la même généralité, les intendans, qui étaient pour la noblesse des oppresseurs de la patrie, vils adulateurs d’un pouvoir tyrannique[2], ne semblaient guère moins odieux à l’antique magistrature, qui avait acquis à deniers comptant le droit de transmettre ses offices et de mourir sur les fleurs de lis. Ne devant leur importance ni à leur naissance, ni à leur fortune, ni à la faveur personnelle du monarque, attendant tout de l’opiniâtreté de leur labeur et du fanatisme calculé de leur dévouement, ces fonctionnaires sans racines et sans traditions furent dans la monarchie de l’ancien régime comme les produits anticipés de la société issue de l’union de la révolution avec l’empire.

Nous vivons dans un pays qui n’a guère moins l’ignorance que le mépris de son passé. Pour persuader à la France du XIXe siècle qu’elle ne date pas d’hier, comme voudraient le lui laisser croire des écrivains qui en cela se tiennent pour ses flatteurs, pour lui faire comprendre que chez elle les difficultés viennent de loin et que les maladies sont chroniques, il a fallu qu’un publiciste éminent lui mît sous les yeux le fidèle tableau de cet ancien régime, si différent du nôtre par les orgueilleuses prétentions de l’esprit, mais qui lui est si analogue par les habitudes invétérées du caractère[3]. M. de Tocqueville

  1. Sur la manière dont la taxe se percevait dans les paroisses du temps de Louis XIV, voyez, dans le Détail de la France sous le règne actuel, par Boisguillebert, les chapitres V, VI, VII, p. 38 à 180 ; Cologne 1707, in-12.
  2. Le comte de Boulainvilliers, Histoire de l’ancien gouvernement de la France, t. Ier, préface.
  3. L’Ancien Régime et la Révolution, 1 vol. in-8o.