Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut arbitrairement substituée à la peine du bannissement prononcée contre le malheureux surintendant ; mais pour apprécier la pensée politique de Louis XIV dans l’affaire qui ouvrit son règne d’une manière si éclatante, il faut se bien mettre en présence de ce que représentait Nicolas Fouquet pour le jeune et fier monarque dont la tête était toute pleine des images de la guerre civile, et qui embrassait déjà pour la France tant de nouvelles perspectives de puissance et de grandeur. Aux yeux du roi, Fouquet cumulait tous les vices de la génération nouvelle avec ceux de la génération précédente : au présent il avait pris l’improbité brouillonne, au passé il avait emprunté des projets, d’ailleurs extravagans, de résistance éventuelle à la volonté royale derrière les murs crénelés des places de guerre. Le surintendant était donc pour lui un frondeur et un fripon. Enfin, chose plus grave, cet homme, sorti du négoce et de la magistrature bretonne, avait pris les goûts les plus élégans et les plus folles visées de l’aristocratie de cour, mettant en suspicion par son attitude la fidélité modeste de la classe à laquelle Louis XIV entendait remettre le soin des affaires publiques, pour ne pas diminuer, en le partageant avec des hommes considérables, le prestige de sa propre puissance[1].

Ce qui perdit Fouquet fit la fortune de Colbert. L’intendant de Mazarin représentait bien cette bourgeoisie alors dévouée jusqu’au fanatisme à une royauté qui avait fait sa fortune, mais qui, depuis la mort du grand roi, a prouvé, en poursuivant sa mémoire, que les profits de l’ambition ne consolent jamais en France des souffrances de la vanité, et que l’énergie des plaintes croît toujours avec l’importance des conquêtes. Il n’est guère dans l’histoire moderne de figure plus connue que celle de Colbert. Dans un portrait au daguerréotype, un peu forcé, mais d’une vérité à faire peur, un contemporain nous a montré « ce visage renfrogné, ces yeux profonds, ces sourcils épais et cette face austère qui tout d’abord glaçait d’effroi ;… homme d’une application infinie, et d’un désir insatiable d’apprendre qui lui tenait lieu de science ; ignorant, mais citant des passages latins qu’il avait appris par cœur, et que ses docteurs à gages lui avaient expliqués ; sans nulle passion depuis qu’il avait quitté le vin ; esprit solide, mais pesant, qui fit trembler tous les hommes habitués depuis si longtemps dans les affaires à pêcher en eau trouble[2]. » Cet homme fut rude en effet pour les autres, parce

  1. « Il n’était pas de mon intérêt de prendre pour ministres des hommes d’une qualité éminente. Il fallait avant toute chose faire connaître au public, par le rang même où je les prenais, que mon dessein n’était point de partager mon autorité avec eux. » (Mémoires de Louis XIV, dans ses Œuvres, t. Ier, p. 36.)
  2. Mémoires de l’abbé de Choisy, édit. de 1727, p. 126.