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qu’il l’était pour lui-même. Travaillant seize heures sur vingt-quatre et vivant sans reproche, il se sentait le droit de faire trembler par sa vigilance impitoyable tous les agens incapables ou infidèles. Très probe, quoique très intéressé, et ne mettant au-dessus du bonheur d’augmenter sa fortune que celui de bien servir, Colbert avait toutes les qualités qui font le grand administrateur sans aspirer à celles qui font le grand homme d’état. Nommé contrôleur-général des finances après la disgrâce du surintendant, il comprit qu’il n’y avait pas place sous un tel prince pour un premier ministre, et circonscrivit son rôle par calcul autant que par instinct. Ayant le courage nécessaire pour avertir le roi sans atteindre jamais à celui de lui résister, il mit toute son activité à faire réussir des desseins qu’il n’avait point conçus, et, pleinement satisfait de la tâche immense que lui abandonnait la confiance du monarque, il ne songea qu’à rendre la France plus riche, afin de rendre ainsi le roi plus puissant. Colbert fut donc durant vingt ans le plus prodigieux pourvoyeur d’argent et d’hommes qu’un souverain ait jamais rencontré. Portant au roi le dévouement aveugle de l’école bourgeoise qui, depuis le XVIe siècle, ne voyait la France que dans le monarque, il devint naturellement et sans aucune bassesse l’instrument infatigable de la doctrine politique si sincèrement professée par Louis XIV.

Cette secrète entente entre le roi et son ministre détermina la confiance de l’un et la sécurité de l’autre, sécurité qui fut entière jusqu’au jour où M. de Louvois, succédant à Le Tellier, son père, dans le département de la guerre, engagea contre le contrôleur-général la lutte secrète qui rendit Colbert malheureux, mais en le laissant d’ailleurs aussi puissant jusqu’au dernier jour de sa carrière. C’était par une foi presque mystique dans l’autorité royale que se lièrent ainsi l’un à l’autre le moins brillant des ministres et le plus élégant des princes. Tous deux voyaient dans la direction imprimée par l’état aux intérêts matériels comme aux idées et aux croyances une conséquence logique de cette unité nationale conquise par six siècles de labeurs. Cet esprit-là se révèle dans tous les actes de Colbert. Pour protéger l’industrie française, il ne recula pas plus devant la guerre au dehors et devant une sorte de terrorisme administratif à l’intérieur que Louis XIV, pour protéger la foi de son royaume, ne fut arrêté par des mesures dont le caractère atroce répugnait certainement à son cœur. Inquiet de toutes les initiatives que la liberté industrielle aurait pu favoriser, convaincu qu’un bon gouvernement était tenu de prévenir le mal dans la sphère commerciale aussi bien que dans celle des consciences, et que mieux valait entraver le progrès que de laisser le champ libre à la fraude, Colbert enlaça les corporations ouvrières dans des règlemens tellement minutieux, il