Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/713

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait fait depuis le tour de l’Europe. Bordogni rencontra à Naples, indépendamment de Rossini, avec lequel il s’est lié d’une amitié qui n’a fini qu’avec sa vie, la Festa, prima donna d’un vrai mérite, qui chantait à Paris, en 1809, avec Mme Barilli, dont elle était la rivale, et le célèbre contralto, Mme Malanotti, pour qui Rossini a écrit le rôle de Tancredi, et qui, la première, a dit de ses lèvres inspirées :

Di tanti palpiti,
Di tante pene…

Bordogni retrouva aussi à Naples Mlle Colbran, avec laquelle il eut quelques difficultés pour je ne sais plus quel duo que la fougueuse et toute-puissante prima donna ne voulait pas chanter avec le jeune ténor. Rossini fut obligé d’intervenir et obtint, non sans peine, que Mlle Colbran chanterait une seule fois le duo en question, afin que Bordogni pût se faire entendre d’une manière favorable d’un envoyé de l’administration du Théâtre-Italien de Paris, qui se trouvait alors à Naples. C’était le violoniste Grasset, qui, pendant toute la restauration, a conduit avec succès l’orchestre des Italiens. Bordogni plut infiniment au goût exercé de l’artiste français, qui l’engagea immédiatement.

C’est à la fin de 1818 que Bordogni vint à Paris. Il débuta au théâtre de Louvois dans l’Inganno felice, charmant petit ouvrage en un acte que Rossini écrivit à Venise en 1812. Il s’y trouve un trio délicieux pour soprano, ténor et basse, où la voix de Bordogni produisait le meilleur effet. Il parut successivement dans tous les opéras de Rossini, dans il Turco in Italia, l’italiana in Algieri, dans Tancredi, Otello, le Barbier de Séville, et dans il Matrimonio segreto de Cimarosa. Bien accueilli du public et de la société élégante de la restauration, surtout par le duc de Berri, qui se plaisait à le faire venir fréquemment aux Tuileries, Bordogni, sur la proposition de Cherubini, fut nommé professeur de chant au Conservatoire de Paris. Appelé au théâtre italien de Madrid en 1822, Bordogni, qui savait que, pour remplir. convenablement les fonctions de professeur, il faut avec le talent beaucoup d’exactitude, voulut donner sa démission. Cherubini la refusa, et pour conserver à son école un maître d’un goût aussi délicat, il accorda au virtuose un congé illimité, en lui faisant prendre l’engagement de revenir à son cours aussitôt qu’il aurait renoncé au théâtre. Bordogni reprit la direction de sa classe en 1824, pour ne plus la quitter qu’en 1856, deux mois avant sa mort, et lorsque la maladie l’obligeait impérieusement à demander sa retraite. C’est le 31 juillet de cette même année qu’après une longue et douloureuse agonie, Bordogni expirait à Paris, à l’âge de soixante-sept ans. Le célèbre chanteur s’était marié de très bonne heure à Novare, où sa femme, jouit d’une honnête aisance. Il a laissé avec une fortune honorable deux filles et un garçon, qui est médecin à Gênes. L’une des filles de Bordogni avait épousé un homme d’un esprit distingué, M. Morpurgo, qui est mort six semaines avant son beau-père.

Bordogni possédait une voix de ténor d’une étendue ordinaire et d’un timbre plus gracieux que puissant. Il ne dépassait guère le sol, qui était la limite de la partie vigoureuse de son organe délicat, qu’on qualifie dans les écoles de voix de poitrine ; mais il joignait à ce registre métallique une série de notes féminines qui se prolongeaient jusqu’au fa sur-aigu, en sorte que