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le virtuose pouvait, dans les grandes occasions, disposer d’une étendue au moins de deux octaves. Cette voix charmante était d’une rare flexibilité et d’une trame si serrée, que l’oreille avait souvent de la peine à distinguer les différens anneaux qui composaient la chaîne sonore. C’était le défaut de la vocalisation de Bordogni d’être trop rapide et d’un tissu trop délicat, tandis que Garcia, son contemporain, avec qui il a chanté pendant de longues années, détachait chaque note avec une vigueur étonnante, et ne craignait pas de pousser jusqu’aux colonnes d’Hercule, je veux dire jusqu’à l’ut aigu de poitrine bien avant que Duprez l’eût inventé. Le fausset de la voix de Bordogni, ces notes féminines dont j’ai parlé plus haut, et qu’en langage scientifique on appelle sons de tête ou super-laryngiens, étaient plus forts et plus vibrans que les sons de poitrine. Aussi l’artiste en faisait-il un très grand usage, et parfois il en abusait. Cela lui était si commode de se réfugier dans les sphères supérieures par une gamme rapide ou par un portamento audacieux ! Par cette fuite adroite, Bordogni économisait son bien, ces notes de poitrine dont il était avare, et qu’il n’employait que dans les grandes occasions, aux représentations solennelles, alors qu’un public nombreux excitait son faible courage.

En effet, ce n’était ni par le sentiment, ni par l’élévation du style, ni par les bouillonnemens de la passion dramatique que Bordogni se distinguait au théâtre. Il était froid comédien, et, bien que doué d’un physique agréable et d’une taille élégante, il était toujours embarrassé sur la scène. Son geste le plus habituel consistait à poser la main droite sur son cœur, comme s’il eût voulu en presser les ressorts. Cependant, lorsque Bordogni chantait à côté d’une femme comme la Pasta, d’un virtuose et d’un comédien éminent comme l’était Galli, il en recevait un choc électrique qui le faisait bondir sur place, et lui communiquait une animation passagère ; mais ces bonnes fortunes étaient rares, et Bordogni retombait aussitôt après dans sa placidité ordinaire. C’était avant tout un chanteur gracieux, au style fleuri et tempéré, un tenorino d’amore qui réussissait dans les rôles de demi-caractère, tels que celui de Paolino dans il Matrimonio segreto, de Ramiro dans la Cenerentola, etc. Il chantait à ravir la jolie cavatine du Turco in Mafia, languir per una bella, ainsi que le duo merveilleux de l’italiana in Algieri, se inclinassi a prender moglie, où Galli était parfait dans le personnage de Mustafa, qui avait été écrit pour sa belle voix de basso-profondo, en 1814, à Venise. Bordogni n’était pas moins agréable dans le rôle de Gianetto de la Gazza ladra, dans celui de Rodrigo de la Donna del Lago, et en général dans tous les ouvrages où il ne fallait que du goût et une brillante vocalisation. Une qualité précieuse du talent de Bordogni, c’était la justesse de sa voix. Jamais une intonation douteuse ne venait troubler le plaisir qu’on avait à entendre ce chanteur distingué, qui, sans s’élever très haut, était partout convenable. Lecteur expérimenté, docile aux conseils des maîtres à qui il reconnaissait le droit de lui en donner, Bordogni a été l’un des virtuoses les plus agréables et les plus utiles qu’ait possédés le Théâtre-Italien de Paris.

Comme professeur de chant, la carrière de Bordogni a été brillante et très féconde en bons résultats. Il avait le don de l’enseignement, qualité rare, qui ne se rencontre pas toujours chez les virtuoses les plus admirables. Un préjugé naturel et très répandu chez les gens du monde les porte à croire