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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/890

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hors de la portée de son arme. Eh bien ! il semblait que les peintres enlevaient à chaque portrait quelques plumes des ailes de mon âme, qui cherchait un refuge, effrayée des tentatives meurtrières dirigées contre elle. Me comprenez-vous, monsieur ?

— Parfaitement.

— Vous êtes le seul à qui j’aie osé confier ces cruelles sensations, car je ne voulais pas m’adresser à un médecin. Je crois les médecins de la famille des peintres : combien y en a-t-il qui ne regardent que l’apparence, et qui, ne trouvant nulle trace de lésion extérieure, vous renvoient avec une consultation équivoque ! J’aurais voulu trouver un de ces génies au regard d’aigle, qui sondent d’un coup d’œil la profondeur du mal, ou un de ces hommes d’observation patiente qui font corps avec le malade, et semblent vouloir s’inoculer ses souffrances, afin de mieux les constater.

— Un Hahnemann par exemple, qui se donna soixante maladies pour essayer de les guérir par l’homéopathie qu’il venait de découvrir ?

— C’est cela ; mais n’ayant aucune confiance dans les médecins, je résolus de me guérir moi-même en renonçant à me faire peindre. J’avais de quoi meubler ces deux premières pièces ; je partis pour la province, et pendant quelques mois je trouvai une sorte de repos avec les architectes, les ouvrière qui me bâtissaient cette galerie. Vous allez juger, monsieur, combien la fatalité dépend d’un détail. Mes portraits étaient entassés les uns sur les autres au nombre de quarante ; je donnai mes ordres à l’architecte afin d’obtenir un musée convenable pour exposer ces portraits. S’étant rendu compte des dimensions, l’architecte décida que trois salles étaient nécessaires à l’exposition de ces toiles, et je lui donnai carte blanche pour la décoration. Quand la bâtisse fut terminée, je m’aperçus que mes tableaux dansaient dans ces trois salles, c’est-à-dire qu’ils étaient beaucoup trop espacés, que l’aspect était maigre, et que, pour parer à cette mauvaise disposition, il fallait absolument ranger ces quarante portraits dans deux pièces. C’est ce qui a causé mon malheur.

— Comment ?

— Une pièce restait vide, elle semblait la mieux éclairée : petit à petit, je fus amené à chercher à en faire la conclusion de ma galerie, une réunion de chefs-d’œuvre ; mais l’idée ne m’en vint que plus tard. Je crois vous avoir dit qu’un repos momentané était venu remplacer mes inquiétudes : entouré d’ouvriers, occupé à les harceler, toujours sur pied, je n’avais pas le temps de me livrer à mes réflexions. Ce fut après l’achèvement des deux salles et la pose des portraits, quand, seul avec eux, je passai des journées de méditation ici, que les angoisses primitives reprirent le dessus.