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Dans tous ces cadres était enfermé un peu de ma propre personnalité, dont je sentais plus vivement la diminution en moi-même. Je me demandai souvent si je n’étais pas le jouet d’une illusion en regardant ces toiles plates sur lesquelles sont accrochées quelques couleurs. Quand on les contemple longuement, toutes ces images qui vous paraissent mortes s’animent. Si vous restiez seulement un mois ici, monsieur, je vous ferais assister à ce phénomène. En même temps je n’étais pas satisfait de ces ressemblances vivantes. Ce n’est pas affaire d’amour-propre, croyez-le ; mais, malgré l’habileté des peintres qui ont concouru à remplir la seconde pièce de la galerie, je me sentais autre : puisqu’ils prenaient une portion de mon être, j’aurais désiré le voir reproduit tel que je le comprends. C’est ce qui m’a ramené de nouveau à Paris, où j’ai fréquenté dès-lors les artistes du plus grand mérite. Je passe sur leurs exigences, leurs manies et les mille comédies qui ont présidé à ces nouveaux portraits ; mais en deux ans j’y ai perdu le reste de ma vitalité. À chaque portrait, il m’a semblé être la proie de vampires qui me suçaient le sang. Il était trop tard pour m’arrêter. Les incisions par lesquelles je m’enfuyais de moi-même ne pouvaient plus se cicatriser. Je coulais comme un homme au fond d’un précipice ; le physique même s’en est ressenti. Vous devez entendre que je n’ai pas un dixième de ma voix ; mes yeux sont affaiblis à l’excès. Je sais que je suis une ombre, je flotte et je ne marche plus… Ma volonté s’est enfuie : le peu qui en restait est accroché aux épines qui couronnent le dernier portrait de ma galerie. C’est une singulière existence que je mène, monsieur ; je suis moins qu’un nuage ballotté par les vents, je ne pense pas davantage, et je disparaîtrai un jour comme un de ces nuages. Adieu, monsieur, dit M. T… en se laissant tomber épuisé sur un divan.

De la main il me fit signe de le laisser seul.

Telle a été ma conversation exacte avec l’homme qui ne me préoccupera plus, maintenant que j’ai jeté sur le papier un croquis qu’il faudra imprimer un jour en brochure pour l’explication de sa singulière galerie.


CHAMPFLEURY.