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son esprit d’observation est limité, et je dirais volontiers partiel ; il se complaît dans le détail, et il ne comprend bien que le détail. Qu’aurait-il fait s’il eût voulu aspirer aux choses tout à fait élevées ? Des pamphlets, protestans dans le goût du père Garasse, ou des livres de philologie remplis de détails ingénieux sans aucun lien et d’hypothèses excentriques soutenues avec entêtement. Il a préféré rester fidèle à sa nature, et il a écrit des livres picaresques qui sont au nombre des plus amusans qu’ait produits la littérature anglaise contemporaine.

Il y a mieux : en s’appliquant exclusivement à rendre avec exactitude ce qu’il avait vu et senti, il a écrit la meilleure prose que l’on ait écrite de nos jours en Angleterre. Rien n’est plus loin de la prose entortillée des écrivains modernes que la prose nette, ferme, rapide, sobrement imagée, de Borrow. Ouvrez les autres prosateurs anglais contemporains, Carlyle, Dickens, Thackeray, Macaulay. Vous êtes étonné de la peine extrême, du travail excessif dont témoigne leur style. Cette prose est pleine d’effets, d’images qui semblent pris dans une chambre noire, de reflets, de couleurs ; tout cela miroite et éblouit, mais tout cela est cherché, voulu, et sent l’effort. C’est une prose d’artiste, mais ce n’est pas le véritable langage humain. Il y a des momens où, quand on lit Carlyle, on est sujet à une étrange hallucination ; il semble que les mots ne soient plus l’expression des objets, qu’ils soient les objets eux-mêmes, qu’ils vivent pour leur propre compte, et que des populations de belliqueux substantifs, d’amoureux adjectifs et de participes affairés se livrent sous vos yeux à toutes les simagrées et à toutes les grimaces de la vie. On connaît le style de M. Macaulay ; la phrase de cet écrivain est un véritable miroir à facettes où la même pensée reproduit dix fois sa propre image. Quant à Dickens, il arrive parfois, à force de soins, à produire exactement l’effet contraire à celui qu’il cherchait ; à force de s’attacher à la description minutieuse des objets, il finit par les voir indécis et tremblottans ; comme si un brouillard passait devant ses yeux, fatigués d’un effort trop soutenu. Et M. Thackeray, qui se donne un mal incroyable pour être simple et qui réussit trop souvent à n’être que sec ! George Borrow n’a aucun de ces défauts : il ne cherche pas à être simple, brillant ou pompeux ; il n’essaie pas, à l’aide des mots, de lutter avec les ressources de la peinture ou de la musique, d’arriver à des effets pittoresques que le pinceau seul peut rendre, ou d’exprimer des sensations obscures que la musique elle-même peut bien éveiller en nous, mais qu’elle ne réussit pas à exprimer. Sa phrase n’est pas une lanterne magique, une chambre noire, un miroir à facettes ; sa prose n’est pas une palette ni un instrument d’optique, c’est un langage. M. Borrow