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ne perd à cette absence de prétention aucune de ses qualités anglaises ; le sentiment de la nature est chez lui très vif, et pourtant il n’en abuse pas ; il a une tendance à la rêverie, et il s’y laisse aller quelquefois, mais comme on se laisse aller au sommeil pour rafraîchir ses facultés. Il a, comme tous les Anglais, le don d’exprimer les impressions obscures des sens et les émotions les plus bizarres de l’imagination, rêves, pressentimens, vieux souvenirs éveillés tout à coup et sortant de leurs limbes, répugnances et attractions inexplicables ; seulement il ne provoque jamais ces sensations et ces émotions magiques et dangereuses. C’est un des caractères les plus marqués du talent de George Borrow que le soin avec lequel il préserve sa personnalité pratique, active, contre les entraînemens de la nature et de la rêverie : il jouit de la nature et de la rêverie quand elles se présentent, comme il aime à prendre un verre de vieille ale ou à contempler un visage sympathique ; mais il ne s’y complaît pas, et ne se laisse aller à aucun épicurisme poétique ni à aucune débauche de dilettantisme mélancolique.

Cet amour, sans hypocrisie et sans faiblesse, pour les belles et bonnes choses de ce monde peut nous donner l’explication de la vie aventureuse et de l’originalité de M. Borrow. Comment un missionnaire anglican a-t-il pu se complaire en aussi mauvaise compagnie, comment un homme qui se dit pieux a-t-il pu, sans rougir, entendre les propos de toute cette populace qu’il nous décrit ? Il parle leur langage, il partage leurs habitudes, il prend plaisir à pénétrer leurs secrets. Il saurait, au besoin, empoisonner un porc comme un bohémien, et il connaît toutes les ruses des maquignons voleurs. Il sait comment on peut cacher l’âge et les infirmités d’un cheval ; on lui a enseigné l’art de bizauter les cartes, et il pourrait gagner sa vie comme étameur et forgeron. Est-ce là le caractère qui convient à un homme chargé de la mission religieuse, et ne serait-ce pas plutôt le cas d’exagérer la décence extérieure et la respectabilité britannique ?

Heureusement pour lui, M. Borrow n’est pas capable de jouer un tel rôle ; il lui a été plus facile de se faire des amis parmi les bohémiens qu’il ne lui serait aisé de parler un jargon hypocrite et affecté. Il a horreur de l’hypocrisie et de la décence extérieure : la haine du comme il faut est la clé de son caractère et de toutes ses opinions religieuses, politiques et littéraires. Il n’a aucune hypocrisie à l’endroit des mœurs. Il trouve, malgré les sociétés de tempérance, qu’il est permis de boire quand on a soif, et qu’il est très comme il faut de se servir de ses poings et de boxer à outrance quand on est attaqué. Le comme il faut est, selon lui, la plaie moderne de l’Angleterre. — C’est l’amour du comme il faut qui nous a valu l’agitation