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un chapon, « le tout avec des sauces datant de 88, du temps où notre grossière jeunesse s’amusait encore aux luttes et à lancer la barre. » La bouteille circule, non pas enfouie dans la glace, mais simplement entourée d’un torchon humide. De trois en trois coups de fourchette, on est requis de vider son verre. La table est d’ailleurs d’une largeur désespérante[1]. Avec le vin, qui pourtant finit par se montrer, les cœurs s’épanchent, les langues se dénouent. L’amphitryon, jadis colonel de quelques milices, parle vaguement de « sa fortune mangée au service du prince » et des services secrets qu’il rendait, du temps de Cromwell, « à la bonne cause. » Milady se plaint de la décadence amoureuse et des inqualifiables licences auxquelles s’abandonnent les poètes du jour. La jeunesse, s’il l’en faut croire, n’a plus en tête que « les gueuses » et « les comédiennes. » — Parlez-moi de Falkland et de Suckling[2] ; « c’étaient là des plumes faciles… » À ces mots, la question littéraire se trouve engagée. Le Mustapha et Zeangir de milord Orrery, les comédies d’Etheredge, Settle et son Impératrice du Maroc, — le Charles VII de Crowne et l’Indian Emperor de Dryden sont tour à tour mis sur le tapis. Puis on en revient aux opérations militaires de l’année. Souches et Turenne sont en présence. Lequel des deux battra l’autre ? qui l’emportera, des Allemands ou des Français ? — « Les Français sont des lâches, s’écrie un des convives. Ils paient, mais c’est tout. Les Anglais, les Écossais, les Suisses, voilà de vrais soldats ; les autres, bons pour la parade. Voyez Crécy, voyez Azincourt, voyez Poitiers ! » Mais ici l’insolente harangue est brusquement interrompue : — « Ce qu’étaient en ce temps-là les Français, s’écrie un des assistans, en vérité je l’ignore, et il m’importe peu de le savoir ; mais pour l’heure ce sont de vaillans champions. Un menteur, un misérable peut seul dire le contraire. » Là-dessus, en l’honneur de la France et de ses guerriers, les deux bullies se prennent aux cheveux. Dans la copie comme dans l’original, cette lutte grotesque amène la fin du dîner et de la satire.

C’est assez insister sur ces poèmes, dont la valeur et l’importance n’existent que pour l’histoire littéraire et pour les studieux explorateurs des temps lointains, des coutumes effacées, des scènes de la vie privée de telle ou telle époque et dans tel ou tel pays. Passons

  1. Rochester prend ici le contrepied de Boileau, et cela pour amener une comparaison beaucoup moins chaste que celle de son modèle.
    Each man had as much room as Porter Blunt, etc. (The Rehearsal, a satire.)
  2. Association ironique. Carey, vicomte Falkland, un des types les plus élevés de l’homme politique, l’ennemi de Strafford, le champion de la liberté constitutionnelle, et sir John Suckling, versificateur élégant, dont l’exubérante gaieté a été fréquemment critiquée, se trouvent ici accouplés par une sotte ignorance.