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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/209

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« Et quand vient la minute précise qu’il a marquée, alors il descend au galop vers le colonel : — Vos hommes sont prêts, n’est-ce pas ? J’espère qu’ils se ressembleront à eux-mêmes et qu’ils sauront briser les rangs de l’ennemi. J’ai laissé à dessein s’enfler l’orgueil des assaillans ; allons, écrasons-les maintenant comme un seul homme !

« Il dit, il n’en faut pas davantage ; c’est dans les rangs un cri de joie général. Six cents combattans se précipitent d’un seul essor contre l’ennemi qui insulte et brave, et le Russe est obligé de reculer à travers mille morts, peloton par peloton, jusqu’à ce qu’il succombe anéanti sur le pont même qu’il a forcé.

« Sandels parcourt au galop le rivage où les braves Finlandais sont victorieux. Les rangs s’ouvrent pour laisser passer son cheval blanc, Bijou, dont la robe de neige est empourprée de sang, et le général, avec le feu de l’enthousiasme dans l’âme, salue cordialement officiers et soldats.

« Et l’on n’entend plus parmi les rangs un furtif murmure, une plainte amère et sourde ; ce sont des cris de triomphe qui vont partout l’accueillant, et au milieu de ces cris de triomphe retentit son éloge, et des milliers de voix crient à l’unisson : — Hurra ! hurra ! pour notre brave et habile général ! »


KULNEF.

« Puisque la soirée est à nous et que nous prenons plaisir à ces récits du passé, je veux vous parler cette fois de Kulnef : le connaissez-vous déjà ? C’était un véritable homme du peuple, sachant vivre et sachant mourir ; toujours le premier là où l’on frappait d’estoc et de taille, et le premier aussi là où l’on buvait.

« Se battre, se battre nuit et jour, c’était pour lui un passe-temps. Succomber, c’était pour lui cueillir la fleur d’une vie de héros. L’arme lui importait peu, — pourvu qu’on succombât, — que ce fût au feu de la bataille ou à celui du plaisir, le sabre en main ou le verre à la bouche.

« Il fallait voir son visage. Vous trouverez encore sur les murailles de mainte cabane, au milieu des images populaires, un portrait ne vous montrant rien qu’une barbe : approchez cependant, et vous distinguerez une bouche qui sourit, un regard ouvert, chaud et doux ; c’est le portrait de Kulnef.

« Il fallait de la force et de l’habitude pour ne point pâlir devant lui. Qui n’avait point peur du diable pouvait n’avoir point peur de Kulnef. Rien qu’à distance, son regard effrayait plus que piques et balles, et mieux valait rencontrer son arme que son noir toupet.

« Tel il était quand, le sabre levé, il chargeait furieux son ennemi, tel il apparaissait encore quand il était au repos, quand, demi-vêtu de sa courte pelisse, il allait de maison en maison, s’arrêtant ici et là, en hôte et en ami, où il se trouvait le mieux.

« Plus d’une mère vous dira encore son effroi, quand, sans permission ni compliment, Kulnef allait droit au berceau où l’enfant dormait : « Mais il se contentait de l’embrasser, ajoutera-t-elle, et puis il souriait doucement, avec bonté, comme sourit son portrait, là-bas sur la muraille… Regardez-le de près, et vous verrez. »