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« Il est certain que, dans son vrai jour, le vieux Kulnef était bon comme l’or. On dit bien qu’il aimait les rasades, mais c’est qu’il avait le cœur chaud. Ce cœur était toujours le même, en paix ou en guerre. Il vous embrassait une belle avec la même ardeur qu’il frappait un ennemi.

« Il y avait dans l’armée russe des hommes dont les noms, inscrits depuis par l’histoire, avaient été apportés chez nous longtemps avant la guerre par la renommée. Barclay, Kamenski, Bagration, tout fils de la Finlande connaissait de tels chefs, et s’attendait, là où ils paraîtraient, à de rudes combats.

« Mais de Kulnef on ne savait absolument rien avant la campagne. Il vint comme l’ouragan sur les eaux, aussitôt arrivé que pressenti ; il apparut comme l’éclair, subit et fort ; ses premiers coups gravèrent son souvenir ineffaçable dans les cœurs.

« Avait-on combattu depuis le matin ; Suédois et Russes, épuisés et espérant que la journée était finie, dormaient-ils d’un profond sommeil : tout à coup, au milieu des plus beaux songes et quand on rêvait monts et merveilles, la sentinelle criait : Aux armes ! — On avait aperçu Kulnef à cent pas !

« Escortait-on paisiblement un transport à une grande distance de l’armée ennemie, sans nulle inquiétude, mangeant et buvant à l’aise, tout à coup au milieu de cette marche commode tombait Kulnef, qu’on n’avait pas invité : un nuage de poussière et des piques en avant !

« Si nous nous tenions bien ferme à cheval et que nous fissions au mieux, mon Kulnef se retirait bien brossé de la fête, tout barbu qu’il était venu ; mais si l’on faisait moins bonne contenance, c’était lui qui buvait notre vin, offrant d’acquitter sa dette sur les bords du Don.

« Qu’il fît chaud ou froid, pluie ou neige, jour ou nuit, Kulnef était partout, et jouait partout de ses tours. Et si les deux armées étaient en présence, on voyait bien à distance par où il faisait passer son épée, le redoutable enfant de la steppe !

« Et pourtant il n’y avait pas dans toute l’armée de Finlande un soldat qui n’aimât le vieux Kulnef autant que n’importe quel camarade, et quand paraissait son visage bien connu, à l’ours du pays des Cosaques son frère de Finlande répondait par une grimace de bienvenue.

« Il reconnaissait en riant ces griffes dont il avait ressenti les atteintes, et s’il attaquait, c’était avec cœur, sachant que cela en valait la peine. C’était plaisir de voir aux prises Kulnef et le soldat finlandais ; ils se savaient braves l’un et l’autre, et s’estimaient mutuellement.

« Son bras est maintenant glacé. Il a succombé sur le champ de bataille, l’épée à la main. Son honneur lui survit et rayonne sur sa terre natale, et toujours à son nom prononcé vous entendrez ajouter ces mots : « le brave, » touchant hommage de la patrie reconnaissante.

« Oui, son épée fut tirée contre nous, sa lance nous fit plus d’une profonde blessure, et pourtant nous aussi, nous aimons sa gloire comme si elle était nôtre, car ce qui dans la carrière sanglante des combats nous rend véritablement frères, c’est, plutôt encore que la communauté de drapeau et de patrie, celle du courage en face du danger.

« Hurra donc pour Kulnef le brave ! On ne verra pas de si tôt son égal.