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déchus par leur air de dignité, à des anachorètes par une certaine pâleur mate, à des guerriers par leur attirail belliqueux, ou à des charlatans par leurs bijoux étranges. Il y a là un certain nombre de types qui doivent être vrais assurément. Une des pages les plus curieuses de ce livre d’un Été au Sahara, c’est la description d’Aïn-Mahdy, cette ville du désert à la fois forteresse et abbaye, féodale et religieuse, qui a été assiégée par Abd-el-Kader, et qui reste encore meurtrie des blessures qu’elle reçut de l’émir. Le livre de M. Eugène Fromentin n’est, à proprement parler, qu’une succession de paysages et de tableaux où revit cette contrée au climat éclatant et dur, aux aspects merveilleux et désolés, qu’on appelle encore le pays de la soif, et qui laisse dans l’esprit d’ineffaçables impressions.

Ce n’est pas tout de parcourir les routes du monde, il faut observer et voir d’un regard juste les contrées et les hommes. En passant à travers les régions diverses, il faut saisir la physionomie distincte des races, des civilisations, même des monumens et du ciel. Un des charmes les plus sérieux des récits de voyage, c’est de montrer comment l’impression jaillit d’une sorte de choc permanent et secret entre la nature de celui qui observe et les objets qui se succèdent sous ses yeux. Entre l’Europe et le Nouveau-Monde, les États-Unis particulièrement, il y a des ressemblances morales qui tiennent à l’origine commune des races ; ces différences sont devenues assez grandes en même temps pour que bien des contrastes éclatent, pour qu’il y ait un intérêt singulier à remarquer ce qu’un Européen voit en Amérique, ce qu’un Américain voit en Europe, et dans quel esprit les deux mondes se visitent mutuellement. L’essentiel toujours sans doute est de voir quelque chose. Il y a quelques années, une Suédoise célèbre, Mlle  Bremer, visitait les États-Unis, et elle publiait après son voyage un livre sincère et abondant en particularités curieuses, la Vie de famille dans le Nouveau-Monde. Une Américaine à son tour, Mme  Beecher Stowe, est venue en Europe ; elle a parcouru la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, et elle a raconté son voyage dans des lettres qui ont pris le titre séduisant de Souvenirs heureux. Le livre de Mme  Beecher Stowe est sincère ; mais offre-t-il l’expression de quelque vue neuve, originale, sur ce coin de terre qu’on nomme le continent européen ? Ne semble-t-il pas que l’auteur, après avoir écrit un roman passionné, exceptionnel et devenu populaire, la Cabane de l’Oncle Tom, reste toujours en quelque sorte sous le même rayon, et parcourt les pays sans les voir ?

Le livre de Mme  Beecher Stowe n’est nullement injuste, seulement il renferme assez peu d’élémens d’intérêt, et il serait humiliant de penser que la France, l’Allemagne, la Suisse, s’offrent désormais au voyageur sous ces couleurs effacées et ternes. La vérité est que Mme  Beecher Stowe, dont les excursions ne s’étendent pas d’ailleurs au-delà, de Paris et de Versailles, a vu peu de chose en France ; elle a vu le Louvre, les musées, les boutiques, et même les bals publics des Champs-Elysées. Quant à notre civilisation même, elle n’en a pas brisé l’écorce. Il y a pourtant dans son livre un trait assez curieux : malgré l’analogie de race qui existe entre les États-Unis et l’Europe, on voit bien clairement que le caractère américain vit désormais par lui-même, qu’il a sa manière d’être et de voir. Aussi bien des détails, en apparence indifférens, surprennent l’auteur des Souvenirs heureux, même en Angleterre, et c’est justement ce premier étonnement en présence des faits de la vie in-