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une vive amertume. Il y avait dans sa pensée et dans son langage une verdeur singulièrement âpre, parfois même des traces de violence. Dès le lendemain de la révolution de février, irrité de voir l’église catholique s’associer aux émotions de ces jours orageux et jouer un rôle dans les fêtes et les cérémonies populaires, il dénonçait avec une vivacité extrême l’hypocrisie du libéralisme clérical. À propos des grands travaux de l’exégèse allemande, s’il rencontrait sur sa route un écrivain violent, un théologien échappé de l’église et déjà converti à une audacieuse démagogie, il le jugeait avec une sympathie inattendue. « M. Bruno Bauer, disait-il, est un des esprits les plus distingués de ce temps-ci. » S’il parlait du présent et de l’avenir du christianisme, il écrivait sans hésiter des phrases comme celle-ci : « Les temples matériels du Jésus réel s’écrouleront, les tabernacles où l’on croit tenir sa chair et son sang seront brisés ; déjà le toit est percé à jour, et l’eau du ciel vient mouiller la face du croyant agenouillé. » Aujourd’hui M. Ernest Renan affirme les principes les plus hardis avec une parfaite tranquillité d’âme. C’est là l’originalité de son talent. Jamais, je crois, on n’avait vu dans notre France des pensées si fortes, des critiques si tranchantes, si terribles, exprimées avec une grâce si lumineuse et si sereine.

Quel changement en si peu d’années ! L’amertume que j’ai signalée dans les premiers écrits de M. Renan atteste qu’il tenait encore par maintes attaches à la foi de sa jeunesse, qu’il se sentait intérieurement troublé, qu’il cherchait à se fortifier contre lui-même ; la violence du langage n’est souvent qu’une des formes du doute. Rien de pareil dans ses récens travaux. « Quand l’historien de Jésus, a-t-il dit, sera aussi libre dans ses appréciations que l’historien de Bouddha ou de Mahomet, il ne songera plus à injurier ceux qui ne pensent pas comme lui. » Ce temps semble venu pour M. Ernest Renan ; il a renoncé à la controverse, et il a le droit de se rendre ce témoignage dans la remarquable préface de son livre : « La polémique exige une stratégie à laquelle je suis étranger… Loin de regretter les avantages que je donne ainsi contre moi-même, je m’en réjouirai, si cela peut convaincre les théologiens que mes écrits sont d’un autre ordre que les leurs, qu’il n’y faut voir que de pures recherches d’érudition, attaquables comme telles, où l’on essaie parfois d’appliquer à la religion juive et à la religion chrétienne les principes de critique qu’on suit dans les autres branches de l’histoire et de la philologie. »

Est-ce à dire que M. Renan possède complètement cette sérénité impassible qui est à ses yeux l’idéal de la critique et la condition de la science ? Je ne le pense pas, et je l’en félicite. M. Renan parle trop du désintéressement de ses recherches pour qu’il soit bien sûr