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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/342

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en état de supporter une révolution qui l’eût replacée sur ses bases naturelles. Le peuple, par les raisons que nous avons dites, avait été rendu étranger à tous les sentimens qui dirigent les sociétés mieux ordonnées et plus avancées en civilisation. Il ne serait pas venu à l’idée du souverain, malgré son génie, de demander aux Égyptiens autre chose que leur obéissance, car ils n’étaient réellement pas capables de comprendre ses vues et de s’y associer. S’il entrait dans sa pensée qu’ils pourraient s’élever un jour au-dessus de la condition abjecte où les pouvoirs précédens les avaient réduits, cette transformation ne semblait possible que dans un avenir très éloigné. Or Méhémet-Ali ne voulait pas, il ne pouvait pas attendre qu’une révolution se fît dans leurs sentimens. Il avait besoin d’appliquer à ses desseins les inventions modernes, et ne se préoccupait nullement qu’on en comprît ou qu’on n’en comprît pas autour de lui l’utilité. Il lui suffisait que les Égyptiens fussent des instrumens dociles. L’homme qui avait pris en main les destinées de l’Égypte se voyait donc obligé par les événemens d’approprier sans transition à son pays tous les progrès que les nations les plus avancées de l’Europe ont mis des siècles à réaliser.

Fondateur de dynastie, poussé par la guerre dans une carrière politique dont il était impossible de prévoir le but et le terme, Méhémet-Ali n’avait pas le loisir de procéder avec plus de mesure et de réflexion. Il laissa donc les hommes à peu près tels qu’il les avait trouvés, mais il changea profondément la face du pays. Il abandonna au temps, au hasard et à l’influence des améliorations matérielles qu’il introduisait successivement la tâche d’élever ses sujets jusqu’à la hauteur de ses actes et de ses vues. En réalité, le système appliqué par Méhémet-Ali à la propriété n’était guère de nature à hâter cette métamorphose. Loin d’accorder aux Égyptiens la jouissance du droit de propriété, il accapara toutes les propriétés particulières, si bien que, pendant la plus grande partie de son règne, le vice-roi fut le seul et unique propriétaire de toutes les terres en Égypte. À vrai dire, Méhémet-Ali n’avait pas eu beaucoup à faire pour en arriver là. De temps immémorial, les Égyptiens ont été attachés à la glèbe, pour nous servir d’une expression qui s’applique à notre moyen âge. Les pharaons étaient non-seulement souverains, mais propriétaires de l’Égypte : la Genèse en fait foi, et les historiens de l’antiquité confirment son témoignage. Sans entrer dans de longs détails sur les divers gouvernemens de l’Égypte, il nous suffira de rappeler que ces gouvernemens ont toujours maintenu le régime établi dès la plus haute antiquité. Par le fait, ce droit supérieur de propriété n’était pas absolument sans exception. À l’époque de la conquête française, les mamelouks étaient considérés comme propriétaires