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comme s’il eût été propriétaire de son champ ; le reste était acheté par le gouvernement, qui se chargeait de faire seul le commerce extérieur.

Dans un pays où les agens de l’état eussent été généralement fidèles, un tel système, si monstrueux qu’il paraisse, eût laissé du moins quelque latitude au paysan pour subsister, acquérir des bestiaux, peut-être même faire des épargnes ; mais, il faut le répéter, dans tout l’Orient, ce qu’on rencontre le moins, c’est le désintéressement. La fraude s’opérait sur une large échelle par tous les intermédiaires qui se trouvaient entre le souverain et le cultivateur. Tous les produits que ce dernier apportait dans les magasins de l’état étaient dépréciés par l’agent chargé de les recevoir. On trompait le paysan par une fausse évaluation de la qualité et du prix courant de la denrée, on le trompait encore sur le poids[1]. Il n’y eut donc jamais un pays où la suppression de la propriété fût plus complète. Non-seulement le fellah ne possédait point de terres, mais il n’avait pas la libre disposition des produits qu’il récoltait ; il n’était pas autorisé à les vendre à son gré, il ne lui était pas permis d’en fixer le prix et d’en demander le paiement en espèces.

Comment avec un tel système pouvait-on espérer de stimuler la nonchalance habituelle des habitans et d’exciter leur émulation ? Quel intérêt avaient-ils à étendre leurs cultures, à améliorer leurs champs, à les arroser, à les défendre, au besoin, contre l’inondation ? Méhémet-Ali ne s’en préoccupait pas. Son but était la grandeur du pays, et il y subordonnait le bonheur des habitans. Saïd-Pacha, sachant que l’un ne va pas sans l’autre, a commencé par rendre meilleure la condition de son peuple en établissant un régime transitoire qui devait conduire à la constitution de la propriété particulière en Égypte. Chose qui ne s’était pas vue depuis l’origine de l’histoire, l’Égypte compte aujourd’hui presque autant de quasi-propriétaires qu’elle a de cultivateurs. Dans chaque village, le vice-roi a fait faire une distribution des terres à ceux qui les cultivaient. S’il ne leur a pas abandonné le fonds avec toutes les conséquences que nous attribuons à la propriété en Europe, il leur en livre la surface pour en user selon leur intérêt et à leur gré. Cette distribution a été consignée sur des registres qui font titres pour les cultivateurs. Leurs droits sont si bien établis et reconnus, qu’ils comportent

  1. Il y avait deux sortes de poids : les uns à l’entrée des produits dans les magasins, les autres à la sortie ; les premiers servaient à peser la récolte présentée, les autres à peser les marchandises qu’on livrait en paiement de la partie de cette récolte achetée par le gouvernement, car le gouvernement payait en nature, et c’était un excellent moyen d’écouler à très haut prix les produits très inférieurs des manufactures que Méhémet-Ali cherchait à créer.