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Kehl, 15 novembre, dix heures du soir.

Voilà donc terminée cette promenade philosophique de quatre mois dans le nord de l’Allemagne. J’ai accompli le dessein que j’avais formé : j’ai vu bien des universités, bien des philosophes et des théologiens célèbres : à Marburg, M. Tenneman, un des successeurs de Brücker, l’historien le plus accrédité de la philosophie[1]; à Gœttingue, un théologien de l’école de Kant, M. Staeudlin; un savant exégète, M. Eichhorn; des philosophes ingénieux tels que MM. Schulze et Bouterweck; à Berlin, M. Ancillon, métaphysicien médiocre, mais sensé; M. Schleiermacher, aussi hardi en métaphysique qu’en théologie; M. Solger, qui porte dans la philosophie la haute critique et le goût exquis dont il a déjà fait preuve dans l’étude de la poésie et de la tragédie antique; M. de Wette, théologien et philosophe de l’école de M. Fries; à Dresde, le prédicateur Ammon, protestant éclairé qui comprend et respecte le catholicisme; à Leipzig, le vieux Plattner, le dernier représentant d’un autre âge, leibnitzien égaré dans la philosophie nouvelle; M. Suabedissen, cherchant sa route d’un pas incertain entre les différens systèmes; M. Krug, loyal kantien, fidèlement attaché à la philosophie de sa jeunesse; à Iéna, M. Fries, auteur du fameux mélange de la doctrine de Kant et de celle de M. Jacobi; à Wurtzbourg, le catholique Wagner, ancien disciple de M. Schelling, perdu dans une combinaison mystique des mathématiques et du panthéisme; enfin à Heidelberg, le chef du rationalisme, M. Paulus, l’éditeur des œuvres de Spinoza; M. Daub, à la fois mystique et panthéiste, et M. Hegel, à la tête d’un développement nouveau de la philosophie de M. Schelling. Cette course rapide à travers la théologie et la philosophie allemande est achevée. Ce matin encore j’étais à Heidelberg, demain je repasserai le Rhin; dans huit jours au plus, je serai à Paris et reprendrai mes travaux accoutumés, mes leçons à l’École normale et à la Faculté des lettres, sans plus penser à ce voyage, qui demeurera dans mon esprit comme le souvenir d’un rêve à la fois agité et agréable.

Je serais en effet plus jeune encore que mon âge, si j’allais troubler la naissante école spiritualiste en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de doctrines étrangères dont il n’est pas aisé de bien saisir les mérites et les défauts, et de mesurer la juste portée. Non, laissons la nouvelle philosophie française se développer naturellement par sa vertu propre, par la puissance de sa méthode, cette

  1. Nous parlions ainsi et avec raison en 1817; depuis s’est élevé M. Ritter, et surtout M. Brandis, qui ont laissé Tenneman bien loin derrière eux.