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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/624

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tième année d’une vie passée dans l’honneur. J’espère que le Tout-Puissant m’épargnera d’être le témoin de la tragédie contre laquelle je conjure en vain mes concitoyens de se prémunir. »

On a pu voir que, pendant que l’armée du Bengale se révoltait tout entière, les armées de Bombay et de Madras restaient comparativement tranquilles, du moins jusqu’à présent. Cette différence d’esprit dans les armées de l’Inde tient à la différence de leur organisation. On a voulu faire de l’armée du Bengale une armée de choix, une troupe d’élite, et on l’a recrutée exclusivement dans les hautes classes, ou, pour parler plus exactement, dans les hautes castes. On pourrait dire que les régimens du Bengale étaient des régimens aristocratiques, comme ceux de Bombay et de Madras étaient des régimens démocratiques, ou du moins composés de la fusion de toutes les classes et de toutes les castes. Il est arrivé qu’on a fait de l’armée du Bengale une armée de prêtres, de prêtres avec leurs dogmes, leur liturgie, leur cérémonial et leurs mystères. Au lieu de trouer à coups d’épée cette fantasmagorie théologique, on l’a soigneusement nourrie, entretenue et fomentée jusqu’au jour où elle s’est retournée en armes contre la puissance qui l’avait laissée vivre et qui aurait dû l’écraser. Les Anglais, en respectant les préjugés et l’orgueil de caste des brahmanes, sont arrivés à composer dans le Bengale une milice qui ressemblait aux prétoriens des empereurs romains et aux janissaires des sultans. On sait comment les prétoriens ont pendant longtemps fait et défait l’empire romain ; les janissaires en auraient fait autant, si un sultan résolu ne s’était pas délivré d’eux par une effroyable exécution qui fut un grand acte politique. Les Anglais se sont laissé surprendre, et ils portent aujourd’hui la peine de leur aveuglement. Les avertissemens pourtant ne leur avaient pas manqué. Le général Charles Napier écrivait en 1850 au duc de Wellington : « Le plus grand danger de l’armée indienne, c’est l’immense influence donnée à l’esprit de caste… Dans toutes les révoltes, ce sont toujours les brahmanes qui sont en tête… » Il disait encore : « Le système que l’on suit ici, c’est d’écraser le plébéien et de protéger l’aristocrate, qui est notre ennemi mortel. Il est notre ennemi de toute nécessité, car nous prenons sa place ; il descend dans l’échelle sociale, et nous lui mettons les pieds sur la tête. L’homme du peuple, nous le ruinons, et cependant il serait notre ami. C’est sur lui pourtant que nous devons compter pour conserver l’Inde… Nul ne peut prédire le résultat final de notre conquête ; mais, si nous tendions la main au peuple, nous aurions l’Inde pour des siècles. La justice, la justice rigoureuse et sévère ferait des miracles ; elle a sa base dans le désir naturel de l’homme d’être protégé contre la cruauté, et elle a un fondement inébranlable. L’Inde sera sûre quand elle sera