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à force d’adresse, Tout persuadé aux classes gouvernées. Celles-ci, et les plus démocratiques, croient fermement qu’il n’existe pas de barrières hiérarchiques infranchissables, et qu’au mérite sont accessibles les plus hautes dignités de l’état. — Voyez, vous dit-on, l’évêque de Londres, Charles James; voyez le lord chancelier Sugden, fils d’un coiffeur. — Et lord Derby, lui aussi, s’abandonnant à un élan de bon convive, disait l’autre jour à la table des négocians de Liverpool : « La chambre des lords, messieurs, est ouverte à tous. » Oui, comme la Taverne de Londres est ouverte à tous... ceux qui peuvent payer. Or à la chambre des lords savez-vous ce qu’est le prix d’entrée? — Une entière soumission aux classes gouvernantes. Excepté lord Brougham, arrivé là par suite de circonstances toutes particulières, jamais vous ne pourrez citer un plébéien qui soit devenu pair autrement que comme agent de la pairie. Deux classes d’hommes seulement sautent ainsi de la boue à l’hermine : les soldats, les avocats. Or les soldats sont toujours tories; que si par grand hasard un d’eux ne l’est point, on l’écrase : voyez Napier. Les avocats, pour des raisons inutiles à déduire, tant elles sont claires, ont aussi au plus haut degré l’instinct conservateur. D’ailleurs le pair parvenu, — fait notoire,— est toujours le plus convaincu des aristocrates, le plus dévoué à la caste : voyez Jones Loyd, le millionnaire. Donc l’arrivée dans la chambre haute d’une capacité plébéienne aux conditions où elle y est admise, c’est une couche de badigeon passée sur l’antique house, qui la rajeunit et l’embellit aux yeux des multitudes étonnées et satisfaites; pour cela, il n’est pas dérogé à la politique traditionnelle des classes gouvernantes, qui est de se perpétuer, elles et leurs monopoles...

« Lord Hardinge, continue l’impitoyable analyste, est un homme capable, généreux, de ce tempérament héroïque qui commande à bon droit l’admiration générale. Ceci ne fait pas doute. Ce qui ne fait pas doute non plus, c’est que ni sa capacité, ni son héroïsme, ne lui ont valu sa pairie et sa grande position militaire. Il les doit aux belles occasions qui lui ont été données; il les doit aussi à sa grande fortune. Comparez sa destinée à celle de sir Charles James Napier. Hardinge a toujours été aussi inférieur à Napier que le duc de Cambridge est inférieur à lord Hardinge, et cependant celui-là est mort victime d’un doctrinaire noble (lord Dalhousie); celui-ci est commandant en chef de l’armée au moment où s’ouvre une guerre qui menace d’embraser l’Europe[1]; pourquoi ? C’est que lord Hardinge, comme lord Hill, s’est plié au rôle d’un bon tory, caressant, avec l’instinct du soldat, l’aristocratie qui pouvait faire sa fortune, et adorant, comme on adore Dieu, le chef du parti, lord Wellington. Il est vrai que Wellington a créé Hardinge, son lieutenant et pas autre chose. Ce n’est pas que Wellington, avec cette faculté spéciale des grands hommes qui leur fait discerner leurs pareils, ne reconnût le mérite supérieur de Napier : il le prouva lorsque, ayant Hardinge sous la main, il désigna Napier pour aller réparer les bévues d’une autre de ses créatures, celles de lord Gough, dans le Sutledge; mais il est à noter que Wellington ne découvrit des hommes supérieurs, soit dans les camps, soit dans l’ordre politique, qu’après avoir bien assis sa réputation de général et

  1. Nous répétons, pour éviter tout malentendu, que ces lignes datent de 1854.