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dans son cœur ; pourtant l’histoire le veut. Bussy n’eut pas plus tôt vu la jeune Canadienne, qu’il oublia complètement miss Cora Butterfly, le rendez-vous donné, et tous les sermens qu’il avait prêtés ou reçus depuis dix ans. C’était le meilleur garçon du monde et le plus sincère ; mais il avait vingt-cinq ans, et jusqu’à cet âge il n’est pas défendu de déraisonner en amour. Il avait aimé toutes les femmes, toutes celles du moins qui étaient belles ; seulement il n’aimait en elles que la beauté. C’est un amour fort délicat, car le goût de la beauté est plus rare qu’on ne pense, et bien des gens ont passé près d’elle sans la connaître ; mais ce n’est pas l’amour véritable. Aimer la beauté dans la femme, et n’aimer que la beauté, ce n’est pas aimer la femme même. Cette distinction paraîtra peut-être subtile. Ceux qui ont lu le Phèdre de Platon m’excuseront de m’expliquer si mal ; où le vieux Grec a été obscur, j’ai droit d’être incompréhensible. Je veux dire, et tous les gens sages me comprendront, que Bussy aima ce jour-là pour la première fois. Il s’inclina respectueusement devant la jeune Canadienne, hésita quelques secondes, et, reprenant bientôt son sang-froid, lui débita un petit compliment auquel elle répondit très gracieusement et en peu de mots. Cela fait, Roquebrune et sa sœur descendirent du côté d’East-River, et laissèrent le pauvre Bussy tout ébloui de cette apparition céleste.

Le soir, il soupa gaiement sans plus songer à miss Cora Butterfly que s’il ne l’eût jamais connue, et il allait tranquillement se promener dans Broadway pour rêver plus à l’aise à la belle Canadienne, lorsque neuf heures sonnèrent à toutes les horloges de New-York. Ce bruit lui rappela son devoir. — Quel ennui, se dit-il, d’aller parler d’amour à cette poupée américaine quand j’ai le cœur déjà plein d’une autre passion ! En vérité, c’est un pesant fardeau que d’être trop aimable. J’ai bonne envie de planter là miss Cora… Non, reprit-il après un instant de réflexion, l’honneur de la nation y est intéressé. Il ne sera pas dit par ma faute qu’un Français aura manqué un rendez-vous de guerre ou d’amour. Allons. — Il rajusta son col devant une des glaces du salon d’Astor-House, mit des gants frais et monta l’escalier.

Miss Cora Butterfly l’attendait de pied ferme. Elle était assise sous les armes, c’est-à-dire en toilette de bal, dans un de ces fauteuils-balançoires qu’inventa la paresse des créoles, et elle calculait dans son esprit sage et positif la fortune probable du jeune Français. C’était d’ailleurs une fille charmante, jolie comme la plupart des Américaines, savante en amour comme une vieille femme, et d’une vertu raisonnée, qui est la plus solide et la moins fragile de toutes les vertus. En deux mots, elle était belle comme une rose épanouie et sèche au fond de l’âme comme une vieille dévote. Dès son entrée dans le monde, son père, le vieux Samuel Butterfly, lui avait tenu