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Il n’était pas humilié de sa pauvreté, car après l’Espagnol le Français est peut-être l’homme du monde qui craint le moins d’être pauvre; Bussy d’ailleurs était homme d’esprit et de courage; il ne redoutait pas le malheur, et une secrète confiance dans ses propres forces le soutenait contre tous les accidens de la destinée; cependant il souffrait un peu du ton moqueur de la belle Américaine; il sentait trop vivement combien il était déchu à ses yeux. Quelques instans auparavant, elle était à lui tout entière; maintenant elle le dédaignait; le lendemain, elle feindrait de ne le plus connaître. L’orgueil le soutint contre un coup si rude.

— Comment savez-vous, lui dit-il, que Scioto-Town est situé sur l’emplacement de ma forêt, et non dans le voisinage?

— Vous cherchez à douter, mon cher monsieur, dit miss Cora en souriant, et vous avez tort, croyez-moi. C’est mon propre père, l’honorable Samuel Butterfly, qui a lui-même arpenté et divisé en lots votre propriété.

— Comment l’a-t-il osé sans ma permission?

— On voit bien, cher monsieur, que vous n’êtes guère au courant de nos usages. Votre simplicité m’inspire une sympathie véritable. Sachez donc, puisque vous voulez le savoir, que le terrain s’est trouvé merveilleusement propre au commerce des bois de construction et de la viande salée; que mon père, qui est le plus honnête de tous les Yankees, s’en est aperçu le premier, et qu’il a appliqué le principe de droit féodal : nulle terre sans seigneur; que le seigneur naturel étant absent, il s’est adjugé la forêt à lui-même; qu’on a de tous côtés suivi son exemple, et qu’aujourd’hui vous ne trouverez pas un pouce de votre propriété qui n’ait changé de maître. C’est ce que mon père, qui part dans quelques jours pour Scioto-Town, pourra vous affirmer lui-même, si vous prenez la peine de l’interroger. Maintenant recevez, monsieur, l’expression de mes regrets les plus vifs. Je déplore le malheur qui vous arrive, et si votre forêt pouvait vous être rendue sans qu’il en coûtât un dollar à mon père, dont je suis la légitime héritière, croyez, mon cher monsieur, que je ferais les vœux les plus ardens pour cette restitution. Quant à faire un procès aux nouveaux propriétaires, c’est une démarche inutile, et qui de plus est fort dangereuse. Agissez sagement; renoncez à une forêt que vous ne pouvez pas regretter beaucoup, puisque vous ne l’avez jamais connue, et qu’elle n’a pas vu, comme disent les poètes, les tombeaux de vos pères ni les berceaux de vos enfans. Retournez en France, ou, mieux encore, allez plus avant, entrez hardiment dans le grand ouest, dans les forêts immenses qui n’ont pas encore de maître. Emportez avec vous une hache et une carabine; la hache vous servira contre les arbres, la carabine contre les sauvages, et peut-être contre vos voisins trop civilisés : c’est ainsi que