Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/784

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En même temps il prit la carabine que l’Anglais avait déposée à terre, visa la figurine en plâtre qui servait de but, et la brisa à une distance de cent cinquante pas.

— Vous voyez, milord, qu’il faut renoncer à la carabine.

— Encore un échec, dit tristement lord Aberfoïl; mais j’aurai quelque jour ma revanche. Ce soir, je donne un grand souper aux membres du club des riflemen. Venez avec nous.

Ce souper, comme Roquebrune l’avait prévu, était un piège que lui tendait Kilkenny. Le lord, furieux de ses deux défaites, voulait pousser le Canadien à boire et le faire tomber sous la table; mais celui-ci, se tenant sur ses gardes, refusa le pari, et profitant de la gaieté que le souper avait répandue parmi les convives, prononça le nom de miss Cora Butterfly. A ce nom, on cessa de parler politique, et tous les verres furent remplis jusqu’au bord. « Je bois, dit un des assistans, à la perle de New-York, à la belle des belles, à miss Cora Butterfly.» Ce toast fut suivi d’applaudissemens unanimes. Toutes les têtes étaient échauffées, et l’on se mit à commencer l’éloge de la jolie New-Yorkaise. L’un vantait sa beauté, l’autre sa grâce, un autre son esprit, un autre son talent pour la danse, un autre la fortune du vieux Samuel. Au milieu de ce feu de propos croisés et interrompus, Roquebrune dit d’une voix claire : — Quel dommage qu’une beauté si rare et si parfaite soit près de se marier! Nous ne pourrons plus l’aimer que de loin.

— Oh! dit le lord Aberfoïl d’un air fat, si je voulais m’en donner la peine !

— Ni vous, milord, ni personne. Elle est fiancée à un Français de mes amis.

— Par les mânes de Richard Strongbow, s’écria Kilkenny, à moins que ce Français ne soit le grand diable d’enfer, je parie qu’avant quinze jours son mariage sera rompu.

— Milord, dit dédaigneusement le Canadien, souvenez-vous des chutes du Niagara. La France vaincra l’Angleterre encore une fois.

— Je parie mille dollars qu’il sera rompu, s’écria Aberfoïl, et que j’épouserai miss Butterfly avant trois semaines.

— Je tiens le pari, dit Roquebrune.

Le lendemain, les fumées du vin étant dissipées, Aberfoïl se souvenait à peine de son pari; mais Roquebrune n’avait garde de le lui laisser oublier.

Le lord Aberfoïl, comte de Kilkenny, pair d’Ecosse et d’Irlande, était le plus grand fou des trois royaumes. Ruiné par ses voyages et ses paris, il fuyait Londres et ses créanciers. L’éloge qu’on avait fait de la beauté de Cora le touchait peu; il n’aimait que la chasse au renard, la boxe et les festins; mais il souriait à la pensée d’hériter